Biguine Jazz Festival : une 2ème étape sous le signe des femmes, en force, finesse et subtilité.

— Par Roland Sabra —

D’abord il y eut cette heureuse imprévue, Luan Pommier, présentée par celle qui fût sa professeur au lycée en Guadeloupe avant qu’elle n’intègre directement en 2éme année l’école Américaine de Musique à Paris, pas pour longtemps, elle sera dès la rentrée, dans cette même école mais à Berkeley aux États-Unis tant son talent est évident. Privée de vue, elle a développé une sensibilité musicale hors paire qu’elle lance comme un pavé, aux oreilles du public dès son deuxième morceau, une reprise émouvante, bouleversante de ce monument de la chanson française qu’est « L’hymne à l’amour » d’Edith Piaf. Il fallait oser. Celles et ceux qui, avant elle l’on fait , de Johnny Halliday(!) à Céline Dion en passant par Mireille Mathieu en font la démonstration à leur dépens : qui s’y frotte s’y pique. Et bien cette très jeune femme a pris, toute en sensibilité, en pudeur retenue, la vague de cet hymne à l’amour pour l’emmener sur les rivages de la soul et du jazz faisant entendre au-delà des notes et des mots, entre le blanc et noir des touches du clavier qu’elle porte en elle et sur elle, une déchirure maîtrisée, apaisée par sa mise en musique.

Mae Defays & Clelya Abraham, ensemble sur scène pour la première fois comme cela était présenté ? De « Next time » en « Divine » ( Maé Defays) sans oublier le partage d’un « Hommage au Sega et au Maloya » ( Clelya Abraham) on peine à le croire. Ultramarine(?) toutes les deux, l’une de Guadeloupe l’autre de la Réunion, issues de familles de musiciens, comédiens, danseurs, elles ont été nourries au biberon des artistes dès leur naissance et se se sont rencontrées à Paris, bien sûr. Defays de sa voix douce et puissante à la fois, cristalline selon le poncif en cours, balaie d’un large éventail un répertoire qui emprunte autant à la soul qu’au jazz en passant par la bossa-nova, l’afro-beat, la pop. A la verticalité du creusement d’un mode particulier elle préfère la transversalité des genres, reflet d’une contemporanéité qui fait urgence dans bien d’autres domaines. Sa façon à elle d’être post-moderne quand elle « ballade » avec son public de mélodies bleutées, intimes en déclarations au tempo soutenu, entrecoupées d’improvisations vocales qui montent vers le ciel de la Pelée que l’on aperçoit par dessus le chapiteau du podium. Abraham, à la voix et au piano, sur le mode du contrepoint en soutien aux lignes mélodiques de sa compère et avec sens exacerbé de l’harmonie intériorisé dès le plus jeune âge dans divers groupes musicaux déploie entre reprises et composition un goût prononcé pour les improvisations.

Le troisième set était celui de The Ting Bang. Là encore et plus que jamais «  chyen paka fè chat ». Ils sont trois et ils déménagent ! Elle, surtout, plus encore peut-être que les deux autres, excellents tambouyés pourtant. Elle, elle née sur les planches. Elle y a grandi et elle y vit. Elle est sur le plateau chez elle. Enfin elle fait tout comme. Un soir, il n’y a pas si longtemps à « L’Œuf » , aujourd’hui, disparu, hélas, lors d’une lecture d’un texte de théâtre, une voix s’était détachée de l’ensemble des récitants. Une diction, un ton, une clarté dans le dire qui révélaient une assurance singulière, une façon d’être particulière et qui lui avait valu par l’auteur de ces lignes un bref, très bref compliment, sans chercher à savoir qui elle était. Elle, c’est Maleika, fille de Marcelle et Élie Pennont. Et quand elle chante, la Liberté, les Nègres Marrons, l’esclave Romain, quand elle revisite le Bèlè pour rappeler au public toute la force de résistance, d’émancipation dont il est porteur c’est aussi d’elle dont elle parle. La puissance de la démonstration tient à ce retour aux sources sous la forme de deux tambours en tout et pour tout comme instruments sur le plateau et, au-delà de sa voix à Elle, à son sens de la scène. The Ting Tang a emporté le public, l’a fait chaviré. Le répertoire est encore limité , il demande à être approfondi, certes, mais ce trio est sans doute la vraie révélation du Biguine Jazz Festival. On ne peut que souhaiter qu’il reste dans cette configuration et refuse la tentation de s’ajouter d’autres instrumentistes. A suivre dans ce qu’il donne à écouter, à entendre et… à faire !

A la prédominance du tambour va succéder celle de la voix promue comme expression maîtresse des compositions. C’est là encore la ligne verticale des complexités harmoniques qui est mise en avant dans la fabrication de rythmes plutôt saccadés autour desquels l’improvisation prend une place importante. Les « Selkies » dont le nom est un hommage aux sirènes libres de quitter leur peau de phoque pour danser la nuit à la lueur de la lune, s’organisent elles aussi autour d’un trio, mais de chanteuses pierre de touche de la représentation. A l’origine un duo, Nirina Rakotomavo et Céline Boudier, complices en composition et écriture auquel va s’adjoindre Cynthia Abraham, qui n’est autre que la sœur de Clelya Abraham, déjà évoquée ci-dessus. Quand on vous dit que le Biguine Jazz Festival est une affaire de famille 😎 . L’improvisation qui est l’apport central des Selkies dans les compositions qu’elles produisent se concrétise par des ajouts de mots, onomatopées, plus rarement de courtes phrases, au milieu d’un solo, d’un refrain de telle sorte qu’un dialogue, plutôt qu’un « trilogue » trop connoté de marchandage politique, s’élabore au travers des vocalises qui le soutiennent dans un voyage insolite parfois déroutant mais toujours riche de découvertes. Des échappées et des envolées belles et fragiles comme la rosée du matin mais suffisamment inscrites dans la matérialité du son qui les porte pour devenir presque tangibles.

Après tant et tant de force, de subtilité et de finesse féminines, l’apparition de Max Mona en sixième heure de concert a été un renversement. Le cri qu’il porte, empreint de mysticisme, est un peu trop brut de décoffrage, pour des oreilles sensibles. Était-ce la crainte de voir le public crouler sous la fatigue et piquer du nez qui motivait un volume sonore excessif, en comparaison avec celui des sets précédents ? Et si «  chyen paka fè chat » comme cela était rappelé ci-dessus il n’empêche que « Léritaj Mona » est sans doute lourd à porter. La thématique « Fils de… mais pas seulement fils de.. » est compliquée et le soutien du public dont Max Mona a bénéficié est aussi empreint de cette ambiguïté. A réecouter plus tard dans d’autres circonstances…

Fort de France, le 12/08/2019

R.S.

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