Le « Oui, mais » à la liberté d’expression revient sous diverses plumes, à croire que cette dernière est la cause des crimes commis au nom d’une religion prise en otage. Et si l’on en finissait avec cette version caricaturale ?
— Par Jack Dion —
Dans sa grande générosité, Le Monde publie presque chaque jour un papier signé d’une (ou de plusieurs) éminence(s) intellectuelle(s) désireuses de nous expliquer que oui, sans doute, la liberté d’expression, c’est bien, mais à condition de ne pas y avoir recours, ou alors avec des pincettes, afin de ne pas choquer ceux qui y réagissent comme un chat échaudé.
William Marx, professeur au Collège de France, publie un article intitulé : « L’allergie au fait religieux est une erreur intellectuelle et une faute politique ». Dit comme ça, on acquiescerait volontiers au propos. Mais où le respectable professeur a-t-il vu le début du commencement d’une quelconque « allergie au fait religieux » ? S’il pense à la France, il se trompe de route, sauf à la décrire avec les lunettes déformantes de la presse américaine.
C’est d’ailleurs ce qu’il fait, toute honte bue. Une fois condamné la décapitation de Samuel Paty, William Marx explique que la caricature, c’est de la dynamite, et qu’il faut la manier avec précaution. Il en déduit qu’elle n’est « compréhensible que dans le cadre d’une communauté qui en partage les codes symboliques et les attendus idéologiques ». Et d’ajouter : « En dehors de ce cadre, elle apparaîtra nécessairement déplacée, voire offensante et agressive ».
L’obscurantisme en face
Bref, le coupable, ce n’est pas l’islamiste qui veut assassiner le mécréant, mais le dessinateur qui le provoque en ne respectant pas les codes idéologiques en vigueur dans sa « communauté ». C’est gentil pour Charb et ses potes abattus. Charlie-Hebdo doit donc fermer boutique pour ne pas déranger les enfants spirituels des frères Kouachi. De même, on bannira des devantures les livres de Salman Rushdie ou de Taslima Nasreen, qui ont osé critiquer l’islam avec des mots, ce qui n’est pas davantage tolérable.
Bien placée pour savoir ce qu’il en coûte d’affronter l’obscurantisme des fous de Dieu, Taslima Nasreen a écrit : « La crainte d’offenser les musulmans et le monde islamique a maintenu l’islam à l’écart de l’examen critique auquel d’autres religions sont soumises. Or, aucun pays ne peut devenir civilisé sans critique des pratiques dogmatiques des religions ». Qu’en pense William Marx ?
Jacob Rogozinski, professeur à la faculté de philosophe de Strasbourg, a pris lui aussi la plume pour publier dans le quotidien du soir une tribune où il affirme : « Nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières ». Tiens donc. Ceux qui se réclament des Lumières du XVIIIe siècle ont donc du sang sur les mains ? Auraient-ils assassiné des musulmans en train de prier dans une mosquée ou assistant à un spectacle au Bataclan ? Des noms !
L’art de blanchir les intégristes
Pour le professeur, la cause est entendue : « Nous n’arrivons pas à concevoir que l’exercice de notre liberté d’expression puisse être perçu comme une offense, non seulement par une minorité de fanatiques, mais aussi par un grand nombre de croyants pacifiques et de bonne volonté. Nous ne parvenons pas à comprendre leur colère, parce que la plupart d’entre nous ont cessé de croire, ou du moins de partager ce mode particulier de croyance que l’on nomme une religion. Que la caricature d’un prophète puisse injurier et humilier des millions d’hommes, cela nous est devenu incompréhensible ».
Bref, c’est « notre » faute, et pas celle des intégristes qui ont pris en otages une religion au nom de laquelle ils arment le bras des tueurs. En vertu de quoi Jacob Rogozinski fait de tous les musulmans des adeptes, volontaires ou nom, du djihadisme. Et s’ils en sont les premières victimes, cher Professeur, c’est à cause de quelle « offense » ?
On pourrait poser la même question à Olivier Mongin (ancien directeur de la revue Esprit) et à Jean-Louis Schlegel (ancien directeur de la rédaction de la revue Esprit). Tous deux ont signé dans Le Monde un article titré : « Les défenseurs de la caricature à tous vents sont aveugles aux conséquences de la mondialisation ». Mais où ces deux vénérables intellectuels ont-ils perçu une « caricature à tous vents » ? Que l’on sache, Charlie n’a pas le statut de La Pravda du temps de l’URSS. Sa lecture n’est obligatoire nulle part, ni à l’école primaire, ni au lycée, ni en entreprise ni en EHPAD.
Le religieusement correct
En vérité, cette présentation caricaturale (c’est le cas de le dire) a uniquement pour but d’enfoncer le clou du religieusement correct selon lequel la République, par le biais de la liberté d’expression, affirmerait « une supériorité qui ne lui interdit pas de piétiner sans problème de conscience excessif le droit des pauvres qui ne connaissent pas encore les principes républicains ». On croirait lire un texte des pseudo « Indigènes de la République ». Mais non. Le pensum est bien signé de deux éminents représentants de l’intelligentsia catholique prêts à battre leur coulpe pour être natifs d’un pays qui a osé véhiculer des images jugées blasphématoires en d’autres contrées, où « même les non-cultivés ont un accès direct ou indirect à ces images… tout en étant incapables d’en comprendre le sens ».
On passera sur le côté méprisant du propos pour n’en retenir que le fond. Il revient à s’aligner sur le moins-disant culturel comme on le fait dans le domaine social avec la mondialisation qui permet de chercher les bras les moins onéreux. Après le dumping salarial, voilà le dumping culturel. Avec un tel raisonnement, il faudrait également bannir la laïcité, l’égalité hommes femmes ou les droits des homosexuels, afin de ne choquer personne, et surtout pas les « non-cultivés », comme on dit chez les cultivés.
Il y a là un non-dit gros comme un monument religieux, de quelque obédience qu’il soit. Sous prétexte de ne pas déranger les âmes fragiles de certains pays, Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel expriment la rancœur sourde de ceux qui rêvent d’une liberté d’expression réduite à un slogan vide de contenu. La cohorte des gens qui se réclament de la gauche mais font copain-copain avec l’islam politique en lui trouvant des circonstances atténuantes est ainsi rejointe par les bigots de toutes les Églises, qui communient en cœur contre l’un des principes fondamentaux de la République. Amen.
Étranges relais
Peu après l’attaque djihadiste commise contre trois fidèles d’une église de son diocèse, l’évêque de Nice lançait, dans un entretien à Nice-Matin : « Non, je ne suis pas Charlie, je suis André Marceau! ». Et d’ajouter : « Certes la liberté d’expression est sacrée en France, mais que chacun s’assume. Il y a des identités qu’on ne peut pas trop bafouer à la légère ». C’est le « Oui mais » identitaire.
Peu après, l’évêque de Toulouse, Robert Le Gall, expliquait sur une radio : « On ne se moque pas impunément des religions ». Jugeant que « la liberté d’expression atteint ses limites », il précisait qu’à ses yeux « on jette de l’huile sur le feu » avec les caricatures. L’archevêque d’Albi, Jean Legrez, rajoutait une louche d’eau bénite en posant cette question : « Comment croire que la quintessence de l’esprit français réside dans la vulgarité et la malveillance ? ». C’est le « Oui, mais » spirituel.
En somme, l’ennemi d’où vient tout le mal s’appelle la liberté d’expression. Pourtant, cette dernière est parfaitement encadrée par la loi afin d’éviter tous les débordements racistes, xénophobes ou injurieux. Mais il est des gens qui se drapent dans leur dignité offensée (ou prétendue telle) pour prôner une version rabougrie de cet acquis inestimable, en trouvant parfois des relais idéologiques là où ne les attend pas.