— Par Roland Sabra —
Dès les premiers mouvements, les premiers élans, illumine le style dans la pureté et la beauté du geste. Figure majeure de la danse contemporaine la chorégraphe Carolyn Carlson construit ses créations avec une écriture stylistique particulière, celle d’une corporéité de toute évidence, d’une présence au monde à la croisée de la danse, de la musique, de la poésie, comme des modes de partage de cet état de solitude propre à la condition humaine. Les soli de Carolyn Carlson sont toujours l’expression d’un dire intime, d’une implication peine et entière dans le propos qu’elle ne déploie que pour elle, pour des intimes ou des proches. Pas plus loin. Jamais. Trois soli nous étaient proposés sous le titre générique « Islands ».
Wind woman(Création 2011)
Dans cet opus créé pour et interprété par la danseuse Céline Maufrid la chorégraphe Carolyn Carlson choisit d’interroger le sentiment de l’éphémère sous la forme du vent, qui s’écoule sans durée prévisible et qui peut faire preuve à la fois d’une grande douceur et d’une puissance terrifiante. C’est à la fois l’enveloppe externe qui nous berce, nous porte, nous bouscule, nous renverse mais aussi ce souffle qui vient de l’intérieur, le souffle de l’intime, celui de la vie, celui de son éphémère persistance.. Wind Woman adresse une invitation à chacun, à écouter, à ressentir, les mille et unes respirations du monde et celles toutes aussi multiples, diverses et variées que tout un chacun éprouvent., pour les mettre en reflets, en dialogue.
The Seventh man (création 2019)
Ce proposition est inspiréz par « Le septième » d’Attila Jozsef, poète de la révolte hongroise, une sorte de Modigliani de la poésie, un Maiakovski sombre ou encore un Villon engagé et défenseur de causes perdues qui mourra écrasé par un train, après avoir été, d’abord diagnostiqué schizophrène, puis exclu du parti communiste pour hérésie ou « hérétisme » comme disait le Divain Marquis. Carolyn Carlson rend un superbe hommage à la lucidité désespérée du poète qui écrivait dans son poème : Et si tout cela fut comme écrit,/ qu’en sept hommes tu sois enseveli,/Un qui se berce sur un sein allaitant,/un qui vers un sein dur se tend,/un qui rejette le vase creux à temps,/un qui rend le pauvre triomphant,/ un qui œuvre, la raison détraquée, un qui vers la Lune ait le regard braqué :C’est sous la tombe du monde que tu te démènes!/À toi d’être le septième!
Avec seulement deux chaises recouvertes de sept chemises aux différentes couleurs, le danseur, Riccardo Meneghini, interprète de longue date de la compagnie, dessine avec une époustouflante maîtrise toutes ruptures identitaires d’une personnalité confrontée à la désagrégation. Remarquable technicien, il dit à son public tous les états d’âme d’un être en perdition. Très rapide et très précise, la danse est périlleuse car elle l’oblige à se mouvoir sans un seul instant de répit. Les sept hommes du poèmes sont représentés par les sept chemises que le danseur endossera successivement, exceptée la noire qui restera comme une interrogation non déchiffrée. À travers ces six chemises, six morceaux d’une identité disparate et fracturéeRiccardo Meneghini rend hommage du plus profond de son corps et de son âme à ce poème qui dévoile cassures, reconstructions fragiles et promesses d’un futur en gésine. Force, souplesse, élégance, concision et limpidité du geste concourent à prendre le spectateur par la main pour un long voyage d’hypnose vers le pays de l’identité plurielle. Moment d’une rare intensité.
Mandala ( création 2018)
Puis vient, pour clore la soirée, un solo d’inspiration bouddhiste écrit pour Sara Orselli en aboutissement d’une complicité d’une dizaine d’années. Sur le plateau, un cercle de lumière, l’enso en japonais, qui symbolise à la fois l’univers et le geste artistique parfait mais aussi une invite à vivre dans le présent, ici et maintenant, sans espoir ni crainte. L’enso ne dépend pas du langage et de l’intellect, plus qu’un cercle l’enso est une expérience inexplicable faite d’une seule fois, indicible. Unité de contraires elle est une expérience créative qui ne nécessite pas l’utilisation de la créativité. Les débuts sont oppressants à l’image de la musique de Michael Gordon-Weather comme pour signifier la discordance entre la danseuse et le milieu du cercle. Il lui faudra tout un parcours pour désapprendre à comprendre, pour se laisser porter, s’éloigner de ses problèmes, comme le faisait Carl Jung dessinant à n’en plus finir des cercles, pour s’éloigner de ses problèmes fasciné qu’il était par les Mandalas symbolisant à ses yeux la formation et la transformation de l’esprit. Au centre du Mandala donc, la danseuse se déplace en gestes nets, précis, rigoureux, enlacés les uns aux autres. L’enso l’enserre, tourne et la fait tourner sur elle-même, dans un halo de lumière, comme dans une transe méditative, saisie par la force qu’elle a fait naître et dont on ne sait plus trop si elle la maîtrise encore.
Superbe soirée donc au cours de laquelle la danse contemporaine tant attendue depuis le début de la biennale est enfin venue.
Fort-de-France, le 28/04/22
R.S.