— Par Benjamin Stora —
Benjamin Stora: « L’histoire de l’immigration ne doit pas être reléguée dans les banlieues de l’histoire ».
Photo Francine Bajande
Dans l’Humanité dimanche. Spécialiste incontesté de l’histoire du Maghreb contemporain des XIXe et XX siècles, des guerres de décolonisation et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, engagé dans les débats contemporains, Benjamin Stora vient d’être nommé à la tête de la Cité de l’immigration. Succédant à Jacques Toubon, nommé défenseur des droits le 9 juillet, Benjamin Stora entend ouvrir la Cité dans d’autres villes à tous les acteurs et en faire un lieu de réflexion et de pédagogie.
La Cité de l’immigration, créée en 2003-2005, n’a jamais été inaugurée officiellement par les institutions politiques. Nicolas Sarkozy, alors président, ne l’a pas fait, et son mandat (2007-2012), marqué par les débats sur l’identité nationale, les expulsions d’immigrés, les problèmes des sans-papiers, a été une période difficile pour la Cité. Il faut donc commencer par lui donner une visibilité sur le plan politique. Nous attendons une reconnaissance officielle par la République de cette histoire de l’immigration, qui est une histoire de la France.
Nous espérons aussi que l’ensemble des partis politiques démocratiques, des syndicats, des acteurs intéressés par cette histoire puissent investir le lieu, proposer des activités, des rencontres. L’histoire de l’immigration ne doit pas être reléguée dans les banlieues de l’histoire. Il y a là un enjeu politique et culturel considérable. Je voudrais aussi que la Cité ne soit pas uniquement tournée vers le passé, mais qu’elle soit un lieu de débat sur l’actualité. L’afflux de 100 000 migrants en quelques mois est un tournant énorme de l’histoire européenne et française dont on ne mesure pas encore complètement les enjeux. Nous devons organiser une série de réflexions pour tenter de comprendre les causes de cet incroyable afflux.
Nous devons également montrer le vrai visage de l’histoire. La France des XXe et XXIe siècles est plurielle, diverse, façonnée par une succession de vagues migratoires. Il faut affronter cette histoire sans entrer dans des guerres de mémoire entre les différentes vagues d’immigration et ce qu’on a appelé les « Français de souche ». La Cité doit favoriser une meilleure cohésion, un meilleur vivre-ensemble. J’ai toujours participé aux débats politiques contemporains sur les guerres d’indépendance algérienne, la question coloniale, les processus migratoires, et la Cité doit également les porter, les enrichir, sans tomber dans les fantasmes ou les caricatures.
L’un des objectifs est de faire venir les habitants des banlieues, et pas seulement ceux de la région parisienne. La Cité doit pouvoir exister dans d’autres villes, via des partenariats avec d’autres structures locales. Il faut aller expliquer ce qu’est l’histoire de l’immigration en France dans les écoles et les lycées. Nous devons aussi associer des artistes, des créateurs issus de toutes les immigrations, pas seulement celles postcoloniales. Ils doivent pouvoir y trouver une forme d’expression. La Cité ne doit pas être un musée très parisien et élitiste, mais un lieu d’abord ouvert aux publics concernés. Des tentatives ont déjà été faites en ce sens, courageusement, mais limitées par la faible visibilité médiatique.
On veut toujours voir les histoires migratoires en rapport avec l’instantanéité spectaculaire, et non pas sur la durée. Si des quartiers entrent en situation de trouble, les médias ne remontent pas en amont pour savoir quel est le taux de chômage, l’histoire des parents et celle des grands-parents, pourquoi les gens en sont-ils arrivés là. Cela demande un travail de réflexion, de complexité, qu’on n’accomplit généralement pas. Notre travail sera précisément de donner du sens, du fond, du contenu à toute cette histoire qui agite aujourd’hui la société française.
C’est la force des partis politiques et des syndicats du mouvement ouvrier qui a permis aux vagues migratoires de fonctionner au long du XXe siècle. Ce mouvement a joué un très grand rôle dans la façon d’entraîner, de former cette cohésion nationale et républicaine. Malheureusement, on observe un affaiblissement politique des partis, des syndicats et du mouvement associatif. La Cité doit nous donner les clés de compréhension, nous montrer qu’il est possible de renouer le fil avec cette histoire, à la fois nationale et du mouvement ouvrier français.
Benjamin Stora, historien, professeur à l’université Paris-XIII et à l’Inalco (langues orientales, Paris)
Cité de l’histoire de l’immigration, palais de la porte Dorée, 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris. En période d’exposition temporaire : tarif unique, 6 euros. Hors période d’exposition temporaire : tarif unique, 4,50 euros. L’entrée du musée est gratuite pour les moins de 26 ans et pour tous, le premier dimanche de chaque mois. Rens. : www.histoire-immigration.fr Prochaine exposition temporaire, du 20 septembre au 19 octobre : « Carnettistes Tribulants », œuvres originales créées par un collectif d’artistes à partir de témoignages et d’objets de migrants.
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