Bataille mémorielle : match nul à Reims

— Par Cheikh Sakho(*) —
La ville natale de Colbert est aussi celle du Monument des héros de l’armée noire, rappelle l’historien. Selon lui, il est plus utile de conserver les statues, plutôt que de les déboulonner, afin de les appréhender de manière critique.

Reims, son champagne, sa cathédrale, son Ange au sourire – et ses batailles mémorielles par statues interposées, avec, en ligne de front, Colbert et les tirailleurs sénégalais. S’en souvient-on ? La cité des sacres est la ville natale de Colbert, convoqué sur le banc des accusés du tribunal de l’histoire pour avoir codifié l’esclavage dans le Code noir. Reims n’a pas oublié d’honorer sa mémoire. Une rue porte son nom, avec une plaque commémorative apposée sur un mur de sa maison natale.
Deux statues du ministre de Louis XIV jalonnent autant d’endroits symboliques de la ville : le jardin public devant la gare et le rectorat de l’académie. Aux dernières nouvelles, ces monuments ont échappé aux soulèvements planétaires du mouvement Black Lives Matter qui a pris pour cible notamment les statues de Léopold II, en Belgique, et de Christophe Colomb, aux États-Unis.

A rebours du reste du monde, Reims donne presque raison à l’écrivain autrichien Robert Musil (1880­1942) : rien n’est plus invisible que les monuments. Dans sa ville natale, Colbert s’est fondu dans le décor. On ignore qu’il a contribué à légaliser ce que d’aucuns qualifient de crime contre l’humanité.

En 2006, l’association Cascade (le Collectif artistique Sénégal/Champagne-Ardenne pour le développement des échanges) que je présidais avait invité l’artiste martiniquais Jean-François Boclé pour la première commémoration de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions instituée par Jacques Chirac. Son installation vidéo et sonore montrait l’artiste de dos en train de recopier au tableau les 60 articles du Code noir rédigé par Colbert en 1685. Écrits et réécrits, les articles se superposent avant de se fondre dans un monochrome blanc indélébile.

Au carrefour des complexités

Les différentes strates de l’écriture de l’histoire esclavagiste et coloniale de la France se superposent jusqu’à l’illisibilité totale : impossible de passer l’éponge, telle était la conclusion de l’artiste. Une partie du public rémois exprima son ignorance ou son indignation en apprenant que l’illustre enfant de la cité avait contribué à la perpétuation de l’esclavage.

Colbert ne résume pas cependant toute l’histoire coloniale de la ville de Reims. Dès les années 2000, nous avons entrepris une bataille mémorielle en sens inverse, en demandant la reconstruction d’une statue. J’ai été avec d’autres l’acteur de cette bataille mémorielle pour sortir de l’oubli les tirailleurs dits sénégalais qui ont victorieusement défendu la ville en 1918.

Le Monument aux héros de l’armée noire, chef-d’œuvre du sculpteur Paul Moreau-Vauthier, fut inauguré à Reims le 14 juillet 1924, quelques mois après l’inauguration du monument jumeau de Bamako. C’est Hitler qui exigea l’enlèvement de la statue en septembre 1940.

En 1963, un monument plus abstrait a été inauguré pour rappeler le premier monument « détruit par haine raciale ». Enfin, le 6 novembre 2018, ce fut au tour du président du Mali et d’Emmanuel Macron d’inaugurer, à Reims, la réplique du monument original enlevé en 1940. Si nous étions un chroniqueur des exploits du Stade de Reims, on pourrait dire : match nul. Colbert : deux monuments, tirailleurs africains : deux monuments.

Reims est au carrefour des complexités de l’histoire coloniale de la France. A l’heure de la traque aux statues, il importe de rappeler cette évidence à une jeunesse globalisée, inapaisée, parfois déboussolée et, à juste titre, horrifiée par des brutalités policières indignes d’une démocratie moderne. Il est facile de déboulonner des statues, mais sûrement plus utile de les appréhender de manière critique en les conservant en tant que témoignages d’une histoire qui n’est ni blanche ni noire.

Car le temps historique a ceci de commun avec le temps qu’il fait dehors, on ne peut rien y changer ! Mais il est possible que la France, qui – Marc Bloch nous l’a enseigné – a mis longtemps à réussir la synthèse du sacre de Reims et de la Fête de la Fédération, parvienne à réconcilier des mémoires radicalement divergentes.

A l’endroit de la jeunesse et de la diaspora africaine, il importe également de redire, en détournant une célèbre chanson, que, si « les Africains n’étaient pas là, vous seriez tous en Germanie ». Le premier territoire de la France libre se trouve être en Afrique, du côté de Brazzaville et de Fort-Lamy (aujourd’hui N’Djamena). L’action du gouverneur Félix Éboué (1884-1944), celle des tirailleurs de la colonne Leclerc sont également là pour en témoigner. Pour autant, en dépit de tels motifs de reconnaissance mémorielle, le danger est grand, le psychiatre et essayiste antillais Frantz Fanon le notait déjà, de rester prisonnier de son histoire.

(*)Cheikh Sakho est doctorant en histoire et initiateur de la reconstruction du Monument aux héros de l’armée noire de Reims

Source : LeMonde.fr