— par Janine Bailly —
Le spectacle Samo, a tribut to Basquiat, proposé à Tropiques-Atrium, fut unique, en ce sens qu’il n’eut lieu qu’une seule fois, en ce sens surtout qu’il a donné à voir une création de forme particulièrement inventive et novatrice. Nécessaire travail de mémoire, étrange poème en prose, ode au peintre si tôt disparu, sorte d’opéra-rock, opéra-jazz tirant sur le hip-hop, tragi-comédie musicale aussi… et pourquoi pas ?
D’abord il y a le son. Qui troue seul l’obscurité de la salle. Qui s’intensifie alors même que la toile verticale, écran tendu en fond de scène, s’éclaire de blanc, de bleu, bientôt ciel à transpercer de violents coups de pinceaux. Le son, comme un sourd battement de cœur, annonciateur de toute vie, frémissement du fœtus au ventre maternel. Le son projeté au devant de lui, l’homme demi-nu qui va entrer en scène. Et de l’indistinct naissent les paroles, voix off, posée et sûre, autoritaire presque dans ses accents. Des paroles qui peu à peu se font claires et disent de Basquiat l’identité, psalmodiée en une phrase déclarative: « Je suis américain… ». Et si le texte, aussi beau soit-il, n’est pas seul convoqué par Laëtitia Guédon pour cet hommage, si parfois nous attendons les mots quand un passage musical ou chorégraphié les tient en suspens, néanmoins ce texte surgit avec force, éclaté en pièces de puzzle à assembler pour que se dessine la silhouette du jeune Jean-Michel Basquiat, celui d’avant la célébrité, celui d’avant la perte du prénom et le surgissement de la gloire.
Car c’est bien de genèse qu’il est question, celle de l’homme au sortir de l’enfance et de l’adolescence, celle du graffeur rebelle qui déjà en écrivant sur les murs de New-York ses provocantes formules assassines — certaines reproduites ici sur le volume d’une table ou sur la toile — cherche le chemin vers sa vérité, une vérité que très tôt il a pressentie. Et comme sur ce chemin on trébuche, que nul jamais n’avance en ligne droite, le langage aussi est en construction, la phrase tantôt découpée à la façon rap ou slam (Blade MC Alimbaye n’est-il pas un spécialiste en la matière ?), tantôt harmonieusement glissée, tantôt lancée en un flot torrentiel quand gronde la révolte et que pour se forger une identité Basquiat déroule la litanie des hommes noirs afro-américains, sportifs, leaders politiques et musiciens, admirables mais exploités par un monde blanc, qu’il peindra un jour futur, obsessionnellement, et dont il se réclame ? Les reprises lancinantes, les retours en arrière, suivent le chemin de la mémoire qui pour nous se dévoile. Et l’on saura l’accident de l’enfant courant sur la chaussée, derrière le ballon qui roule, jusqu’au heurt fatal. On apprendra la mère, Janus à la double figure, qui ouvre les portes des musées au jeune garçon, mais qui plonge aussi dans la sombre dépression, et ce jusqu’à l’enfermement. Du père, on connaîtra l’intransigeance et le désir insatiable de discipline, mais aussi la fierté éprouvée à la première exposition du graffeur devenu peintre, tant il est vrai qu’en dépit de leurs dissensions jamais le fil ténu du lien filial ne fut rompu. À tout cela, qui le fit ce qu’il était, s’adjoignent les amis de la rue, de l’errance et de la nuit, Al Diaz et Shannon Dawson, les comparses qui avec lui signent à Manhattan leurs messages du pseudonyme Samo, né de Same Old Shit, le slogan répétitif venu rythmer le discours écrit par Koffi Kwahulé, dans sa traduction française de Toujours la même vieille merde.
Le jeune Basquiat ainsi brûle la vie, vie combat pour se dire, et dire en un élan créateur le monde. C’est d’ailleurs en boxeur que Yohann Pisiou le figure, gants noirs aux poings, torse nu où jouent superbement les muscles, jambes agiles, feu-follet dansant bien plus que corps lourd qui pèserait sur la terre. Et quand il s’efface, le véritable danseur-chorégraphe habite l’espace, qui parle avec le corps, qui dessine de ses pas et de ses figures maîtrisés un autre discours, un autre récit, celui des boîtes où la nuit on danse et boit et se drogue, avec rage et ferveur. De ses mains aussi, agitées malmenées contorsionnées, Willy Pierre-Joseph écrit les signes de l’artiste rebelle, qui se voulait roi sous la couronne emblématique, tant de fois sur les toiles ou les murs tracée, et qui de son geste organisait le chaos du monde.
Mais l’histoire encore est contée par la musique, le jazz de Nicolas Baudino, ses saccades, ses envolées agressives ou plaintives, ses sursauts et ses accalmies, jusqu’à la réalisation enfin accomplie de la mélodie My Favorite Things, cette Mélodie du bonheur si souvent reprise par les Grands, souvent citée dans le texte, et dont on avait pu deviner le thème. Musique et sons aussi du human beatbox de Blade MC Alimbaye, comme en rappel du groupe de noise rock (un genre musical reposant sur l’usage des bruits), groupe nommé Gray, que sans être vraiment musicien, Basquiat avait avec ses amis fondé, et dont il fit quelque temps partie.
Tout dans les choix de Laëtitia Guédon obéit à un projet défini. Les arts divers s’y s’assemblent et se conjuguent, en une juste cohérence, pour nous parler de l’enfant terrible, Basquiat à l’éphémère passage sur la terre, mais Basquiat dont la trace ne cessera de nous hanter.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 12 mars 2017
Photos Paul Chéneau