Barbara Cassin : « Le problème est la prétendue objectivité du chiffre »

—Propos recueillis par Julie Clarini—

derriere_les_grillesDepuis le lancement de l’Appel des appels, en 2008, dénonçant une « idéologie de l’“homme économique” », qui expose les professionnels et les usagers des services publics « aux lois “naturelles” du marché », plusieurs ouvrages collectifs ont approfondi la critique de l’évaluation tenue comme le creuset de toute réforme. Le plus récent, Derrière les grilles, qui rassemble des contributions sur l’obsession chiffrée dans la sécurité, le dépistage, le soin ou l’enseignement, est dirigé par la philosophe Barbara Cassin.

Lire le dossier « Big Data vous regarde! »

Si l’on récuse les chiffres et l’évaluation, comment faire tenir le monde droit ? N’avons-nous pas besoin de critères objectifs et partagés sur lesquels se mettre d’accord ?

D’abord, on peut partager des critères qui ne soient pas chiffrés. Ensuite, le problème est la prétendue objectivité du chiffre. En réalité, on prend les critères qui confortent le résultat que l’on cherche à obtenir, et on les change, d’ailleurs, comme on veut. A l’université de Middlesex, en Grande-Bretagne, d’après la contribution d’Eric Alliez et Peter Osborne dans l’ouvrage, le département de philosophie était l’un des mieux notés du pays. Et puis, il a été décidé de ne plus regarder ce qu’il rapportait à la philosophie, mais ce qu’il rapportait aux caisses de l’université. Il a été supprimé en 2010.

Je ne suis pas contre l’évaluation, mais contre un chiffrage généralisé qui arrange cette financiarisation. Ce qui me paraît important, c’est de savoir qui donne les critères, pourquoi, à quel moment. Le mouvement est toujours à plus d’évaluation appliquée à des choses toujours moins évaluables. Le dépistage des enfants – c’est la contribution passionnante de la neurologue Catherine Vidal – repose par exemple sur le « test Dominique interactif », chargé de détecter les « trou­bles du comportement ». Ce test est terrifiant parce qu’il n’a l’air de rien (une série de 90 questions), mais présuppose de manière effarante ce qu’est la norme ; il opère une confusion entre prévention et prédiction : on n’échappe plus à la personne qu’on est détectée être. C’est monstrueux et contraire aux savoirs scientifiques : ce qui compte, on le sait, c’est le rapport entre nature et culture. Il n’y a pas de prédictibilité dans cet ordre.

L’ouvrage balaie de nombreux domaines, des agences de notation aux sites de rencontres amoureuses. Quel est le fil qui tisse l’ensemble ?

C’est l’idée que la qualité devient une simple propriété émergente de la quantité. Il faut de la performance. Et le moins de risques possible. C’est le modèle de la financiarisation. Cette peur du risque, appliquée à l’Etat, aboutit à des choses insupportables, comme la dévaluation de la note de la Tunisie après la chute de Ben Ali. Appliquée aux sites de rencontres, elle génère des critères pour vous faire rencontrer un partenaire de « conso ».

On vous connaît comme philosophe. Pourquoi cet intérêt pour l’évaluation, et pourquoi ce combat que vous menez maintenant depuis l’Appel des appels, en 2008 ?

J’ai toujours pratiqué la philosophie, et la philosophie antique en particulier, comme quelque chose qui aide à penser aujourd’hui. Il y a une ligne directe entre mon intérêt pour la sophistique et, par exemple, mon travail en Afrique du Sud avec la commission Vérité et réconciliation : il s’agit de comprendre comment on fabrique quelque chose en parlant et comment on fabrique ceci plutôt que cela. C’est le rôle performatif du langage, en politique comme en amour, qui m’intéresse. Le deuxième point d’ancrage, c’est mon travail sur le moteur de recherche Google, auquel j’ai consacré un livre, Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique (Albin Michel, 2006). Cela me mène directement à une interrogation sur le ranking [position qu’occupe un site Web dans le résultat d’un moteur de recherche] et sur l’évaluation.

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http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/04/16/barbara-cassin-le-probleme-est-la-pretendue-objectivite-du-chiffre_4402617_3260.html

Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, sous la direction de Barbara Cassin, Mille et une nuits, « L’Appel des appels », 372 p., 20 €.

Julie Clarini