Balkony – Pieśni Miłosne (Balcons-Chants d’amour), d’après John Maxwell Coetzee et Federico Garcia Lorca

Première en France au Festival des Comédiens, Montpellier 14-15 juin 2024

— Par Michèle Bigot —

Krystian Lupa, bien connu en France, surtout depuis sa mise en scène retentissante des Les Emigrants de W.G. Sebald à l’Odéon en janvier, mais aussi pour ses mises en scène de Broch, Musil, Bernhard et Kafaka, se déploie ici dans toute sa verve, dans un spectacle en polonais sous-titré dans lequel il adapte et coud ensemble des extraits de L’Eté de la vie de J.M.Coetzee et de La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca. Deux textes apparemment fort éloignés dans le temps comme dans la thématique. C’est donc une gageure que relève K.Lupa en y ajoutant sa marque personnelle: une médiatisation à deux étages qui fait apparaître la voix caverneuse du metteur en scène guidant ses acteurs d’une parole critique ou mystérieuse au premier niveau et au second niveau (niveau diégétique) les auteurs des deux textes eux-mêmes, figures pleines d’ironie moqueuse de Lorca et de Coetzee. Tout se passe donc comme si les trois artistes, Lupa, Lorca et Coetzee se faisaient complices dans le regard ironique qu’ils portent sur les textes, les personnages et la représentation elle-même. Aucune concession à l’identification empathique, mais une fusion dans l’invitation au doute, à la distance critique, contrebalancée par l’intense émotion conférée au spectacle par la scénographie, le jeu des acteurs, la dilatation du tempo narratif. Tout l’appareil théâtral est convoqué, les lumières et les ombres, les effets magiques de transparence laissant apparaître des doubles et des fantômes, les balcons où se joue et se contemple la représentation, le travail de la vidéo démultipliant les espaces et exposant les gros plans des acteurs, toute une fête pour les yeux et les oreilles (passage très émouvant d’un geste amoureux sur fond de quintet de Schubert), un spectacle total fascinant et parfois déroutant, une création d’une véritable singularité où la direction d’acteur époustouflante non moins que la scénographie emportent le spectateur.

Mais, me dira-ton, cette proposition théâtrale, pour brillante qu’elle soit, n’est-elle pas un tantinet cérébrale? Que faut-il comprendre de tout cela? Voyons un peu:

il s’agit bien de chants d’amour, comme le titre le signifie, mais, comme on sait « Les plus désespérés….. » Alors oui ils sont désespérants: d’un côté La Maison de Bernarda Alba, huis clos angoissant dans lequel les quatre filles de Bernarda sont enfermées par suite du deuil décrété par une veuve moins désespérée qu’abusive et lascive, s’appuyant sur les conventions pour étouffer la libido des ses filles. Résultat: les quatre filles soupirent après un bellâtre, Pepe El Romano, dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais. Le désir féminin contenu, étouffé, finit par exploser en révolte. De l’autre côté, un homme mystérieux, introverti à l’extrême, le double fantasmé de J.M Coetzee , est évoqué par le biais de son histoire d’amour avec une femme adultère, Julia, qui aima cet homme sans bien comprendre les tiraillements de son affectivité ni les exigences de son esthétique. Entre décalage et fusion, ces deux personnages se rencontrent, se heurtent, se blessent, confrontés qu’ils sont aux limites de la compréhension de la psyché d’autrui. Même les corps peinent à s’accorder. Au-delà des circonvolutions du drame et de la narration, le message est assez limpide et ne nous offre rien de bien rassurant sur la relation amoureuse et l’appréhension de l’autre!

Du point de vue de l’émotion générée par le spectacle, il convient de distinguer les deux parties (2 fois 2 heures). La première partie met en place un montage sophistiqué, dans lequel le spectateur peine à retrouver ses billes. Tout le travail de mise à distance, l’épaisseur de la représentation à plusieurs niveaux fait obstacle à l’identification empathique, effet délibéré de la part du metteur en scène. Entre recul critique et émotion, le spectateur est vigoureusement secoué, tantôt attiré, tantôt dérouté, le temps que le dispositif soit domestiqué par l’esprit. La seconde partie, au contraire, plus lente, plus passionnée , offre l’occasion d’une adhésion pleine et entière à la souffrance existentielle du personnage du pseudo-Coetzee, renvoyant chacun de nous au drame de l’échec amoureux. Les deux protagonistes sont attachants, merveilleusement habités par les acteurs, soulevés par la musique. Le lyrisme et le tragique romantiques s’y déploient dans toute sa force, au point de rendre nécessaire le retour des scènes angoissantes de Bernarda Alba .

Enfermés par le système social où il évolue, ou enfermé en lui-même, le personnage se débat comme il peut, son histoire confinant souvent au désespoir. Notons au passage que la famille est largement incriminée dans les deux récits, matriarcat abusif d’un côté, prisonnier volontaire du rets de l’amour filial de l’autre. Bernarda et le père du pseudo-Coetzee représentent deux belles figures de l’abus de pouvoir au sein de la famille.

Michèle Bigot

Balkony – Pieśni Miłosne [Balcons – Chants d’amour]
d’après L’Eté de la vie de John Maxwell Coetzee et La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca
Mise en scène, écriture, scénographie, lumières Krystian Lupa
Avec Anna Illczuk, Andrzej Kłak, Tomasz Lulek, Michał Opaliński, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Janka Woźnicka, Wojciech Ziemiański, Marta Ziȩba ainsi que Ola Rudnicka et Oskar Sadowski
Texte L’Errance d’Adèle Anna Illczuk
Traduction française et adaptation des surtitrages Agnieszka Zgieb
Costumes Piotr Skiba

Assistanat à la mise en scène et collaboration artistique Oskar Sadowski
Musique Wladimir Schall
Vidéo Przemek Chojnacki (Yanki Film) et Nikodem Marek (Papaya Roster)

Production Teatr Polski Underground Wrocław et Institut Grotowski de Wrocław
Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique

Durée : 4h20 (entracte compris)

Printemps des Comédiens, Montpellier
Domaine d’O – Théâtre Jean-Claude Carrière
les 14 et 15 juin 2024