— Par Dominique Daeschler —
Le Kunstmuseum et la Fondation Beyeler ont accordé leurs violons pour offrir aux amateurs d’art deux expositions pendant la même période, judicieusement complémentaires quant à l’œuvre de Georg Baselitz.
Le Kunstmuseum consacre son exposition aux œuvres sur papier (149 dessins). A la Fondation Beyeler, la rétrospective porte sur la peinture (90 toiles) et la sculpture (12). Tant dans les œuvres sur papier que dans les peintures, on retrouve l’asymétrie, les brisures, l’usage du double et de la métamorphose. Nourri de l’histoire de la peinture européenne et américaine, Baselitz joue avec la mémoire et sa réinterprétation. Son langage figuratif s’approprie des éléments stylistiques sans craindre l’ambivalence du sens, la contradiction. Il y a un cosmos Baselitz.
Dans les dessins comme en peinture, des images, des thèmes sont récurrents. Aussi des dessins on retiendra d’abord la richesse des techniques utilisées (fusain, craie, pastel, crayon, encre, aquarelle) et la création d’un espace créant un aller- retour «attirance-répulsion» autour d’une figure, d’un objet réinterprété conduisant le public à suspendre tout avis esthétique construit sur des critères classiques. Deux ensembles de 12 grands dessins noir et blanc rassemblés en mosaïque, nous entraîne pleinement dans cet univers arraché, morcelé, blessé «tête à l’envers».
A la lumineuse fondation Beyerler qui offre à la suisse, confort pour les visiteurs et perfection technique dans l’accrochage, l’éclairage, la conception des espaces, la rétrospective permet d’aborder plus largement le travail en séries du peintre, les tableaux- fractures et les fameux motifs renversés qui assurent la célébrité du peintre.
La série des héros
Déjà présents dans les dessins les héros sont les ébauches d’un homme nouveau. Le rebelle, le soldat, le berger sont souvent seuls dans un paysage désert, corps nus comme attaqués de toutes parts, ils sont l’image d’une blessure et la caricature d’un surhomme rêvé dans une histoire tourmentée.
Les tableaux fracturés
Baselitz nous entraîne dans un monde chaotique mêlant par strates des membres humains et d’animaux (chiens agressifs, vaches), souvent déchiquetés, la tête en bas. L’absence d’espace et de perspective détruisent volontairement le motif.
Les mangeurs d’orange
Le même personnage, de face ou de profil, cheveux emmêlés, tête en bas et orange en bouche est répété avec quelques modifications d’éléments notamment dans des couleurs extrêmement vives jetées en aplat. Encore une fois Baselitz veut interroger sur le geste pictural plus que sur la composition.
Remix
L’artiste reprend ses propres compositions pour en faire de nouvelles œuvres (nom donné en référence à une technique musicale qui fait appel à un changement de rythme ou d’arrangement). On lit la rapidité du geste dans l’exécution volontairement sommaire.
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Cette série de 20 grandes œuvres sur contreplaqué est sans doute la plus saisissante. Présentée sous forme de frise, elle mêle dessin, peinture, sculpture, relief (les plaques de contreplaqué sont entaillées en un croisement horizontale-verticale). Les motifs sont à l’envers: têtes sans corps, grillages, maisons. C’est une ode au bombardement de Dresde à la fin de la seconde guerre mondiale qui ne manque pas de résonner dans «l’ici-maintenant» du Monde. Les couleurs sont crachées avec énergie: rose, vert, rouille, rouge, vert, noir, violet avec un retour à l’épaisseur. Tout se mêle dans la nécessité de dire, dans la hâte, comme entre deux alertes, dans une facture grossière qui augmente le sentiment de destruction.
Les motifs renversés
On les retrouve tout au long de l‘œuvre à partir de 1970. Le renversement de la représentation (l’aigle qui semble abattu en plein vol au lieu de voler, le couple assis jambes en l’air) est une provocation voulue qui a obligé le peintre à voir différemment la construction de la toile. Cette dernière n’est pas retournée mais construite à l’envers dès le départ ce qui change les données notamment la perspective. Dans un premier temps le visiteur remet mentalement à l’endroit puis construit peu à peu un second regard. En retournant l’objet du tableau, Baselitz libère ce dernier du motif et se libère lui-même de conventions. Il confiera que pour penser de façon plus abstraite il a fait des photos polaroïd «en situation». L’attention est redirigée vers l’acte de peindre. Dans l’organisation des surfaces et des couleurs, avec souvent des éléments empruntés aux toiles d’autres peintres (Otto Dix, Munch…) l’artiste oblige à un changement de lecture.
Les sculptures
Monumentales, elles sont tronçonnées dans des blocs de bois avec races de coupe et entailles, parfois coulées dans le bronze. On remarquera sa première sculpture présentée en 1980 à la Biennale de Venise dont le bras tendu suscita quelques remous. Son groupe «les femmes de Dresde» peintes en jaune, constitué de têtes massives aux traits à peine esquissés mais au regard marqué expriment l’union et la force de vie de celles qui furent appelées « femmes des ruines ». On retiendra encore les deux sculptures le représentant lui et sa femme Elke sur un mode résolument moquer: shorts, casquette, montres. Fi donc de la vieillesse! Enfin on ne peut oublier dans le parc la sculpture noire (bois coulé dans le bronze) dédiée à Louise Fuller pionnière de la danse contemporaine: position classique d’un bras au -dessus de la tête et cercles autour des hanches comme de cerceaux de hula-hop!
Notre ultime regard sur l’artiste est … un autoportrait (Avignon ade) de 2017: corps vieillissant coupé en deux parties inégales, dressé à la verticale tête en bas, pied arraché se baladant dans le haut de la toile, comme un pied de nez à ses débuts. Exigence, dépassement et vanité du passage! Bon anniversaire Georg Baselitz!