— par Janine Bailly —
Un beau jour, ils sont revenus, en Roumanie, chez eux donc, après la chute de Ceausescu en 1989 (suivie de la promulgation d’une constitution en 1991). Ils étaient en ce temps-là tout emplis d’espoir, l’avenir radieux s’ouvrait devant eux, ils croyaient leur pays inscrit sur la partition des lendemains qui chantent. Et puis le rêve a tourné court, car rien n’avait réellement changé, tant il est vrai que les vieilles habitudes délétères de l’ancien régime étaient restées vivaces, dans un pays gangréné encore et toujours par la corruption, au niveau des puissants mais aussi au quotidien, dans la vie des gens ordinaires.
« Ils », ce sont Roméo et Magda, couple en déliquescence, lui trouvant chez une jeune maîtresse un dérivatif à l’ennui conjugal, elle s’enfonçant dans une triste dépression tabagique. Lui tourné vers l’extérieur : médecin, il travaille à l’hôpital ; père aimant et attentionné, il conduit chaque matin sa fille Eliza au lycée. Elle, recluse à l’intérieur et d’elle-même et d’un appartement sans grâce. Si effacée, et qui pourtant saura in extremis, en un sursaut salvateur, nous dire qu’on peut garder encore le sens et du devoir et de l’honneur, qu’il faut faire confiance à une jeunesse porteuse d’avenir et de nouvelles utopies. Ainsi, Eliza, n’est plus, à la fin de l’histoire, la jolie adolescente qui se pliait avec docilité aux vœux de Roméo, Eliza a grandi, Eliza décide seule, Eliza ne partira pas poursuivre de brillantes études en Angleterre, elle se construira un autre destin sur la terre qui est la sienne, prenant en quelque sorte le parti de Magda. Car malgré tous les soins dont l’entoure Roméo, lui qui voudrait pour elle le meilleur — et c’est sa conviction que rien de bon ne peut lui advenir en Roumanie — Eliza lui échappera bientôt. On le pressent déjà dans ce superbe plan, qui l’exclut alors même qu’il noue la complicité entre l’adolescente et sa mère, ce plan où, les trois personnages étant filmés de dos, Roméo regarde, ou plutôt surprend, le geste tendre par lequel Magda lave sous la douche le dos fragile de sa fille, après l’agression sur le chemin du lycée. Et c’est cette nouvelle Eliza qui, à sa manière, refusant l’ordinaire façon de faire des hommes de son pays, offrira à son père la possibilité finale d’une rédemption.
Pourtant, c’est bien de Roméo qu’il est d’abord question. C’est bien le portrait d’un homme en perdition qu’il nous est donné à voir. Un homme désabusé, plein de ses frustrations, mais qui voudrait par le truchement de son enfant réaliser ses propres rêves avortés. Un homme face à sa conscience, pris dans un dilemme déchirant : pour ce qu’il pense être le salut d’Eliza, peut-il se laisser corrompre lui aussi, comme les autres, lui dont la réputation d’honnête homme faisait jusqu’alors figure d’exception ? Le piège qui n’a pu, qui n’a su être évité, se révèle implacable, engrenage fatal que rien ne saurait plus arrêter. Pour assurer à Eliza, blessée tant physiquement que moralement, la réussite au baccalauréat, l’entreprise de corruption enclenchée par Roméo mettra en cause un fonctionnaire de police, un élu municipal, un cadre de l’enseignement responsable de l’examen. Commence dès lors la descente aux enfers, chaque porte close l’étant peut-être définitivement, chaque cercle traversé se refermant plus étroitement sur l’homme déchu. Déchu de sa stature de médecin incorruptible, déchu de son statut d’époux et d’amant, déchu de son statut de père détenteur de savoir et de vérité.
Pourtant, le propos de Mungiu n’est pas de condamner, lui qui affirme que rien n’est simple, que la réalité est complexe, qu’il faut se défendre de tout manichéisme ; lui qui prétend, autant que faire se peut, réaliser un cinéma qui s’inspire de la vraie vie. Dans ce souci d’être en conformité avec le réel, il pose la question des relations entre parents et enfants, se demande et nous demande jusqu’où il est permis d’aller quand on est père. Mais il dit ne pas vouloir tirer de conclusion, simplement montrer que l’examen est à plusieurs niveaux, Roméo étant lui aussi à un moment charnière de son parcours, lui pour qui est venu le temps d’examiner ses propres choix, d’établir en quelque sorte son bilan, de ne plus mentir ni aux autres ni à lui-même mais de laisser la vérité entrer dans sa vie. Et cela aussi, cette confrontation avec soi est génératrice d’angoisse, de cette angoisse savamment distillée tout au long des séquences, et ce dès l’ouverture où l’on voit qu’un trou — pour qui, pour quoi la tombe ? — est creusé par un personnage hors champ, où l’on voit une pierre lancée fracasser un carreau de l’appartement, puis Roméo courir derrière un invisible coupable jusqu’à ce que le passage d’un long convoi sur les rails lui fasse obstruction. De la même inquiétude, de la même gravité sont empreints tous ces plans où les personnages tournent le dos à la caméra, où les corps sont filmés en plans rapprochés, comme enfermés dans le cadre, où les confrontations se font deux à deux, en face à face, sans que jamais ne soit utilisé de champ-contrechamp.
Chronique familiale mâtinée d’étude psychologique, mais aussi chronique sociale et fable morale, le film fait de Roméo l’allégorie de la Roumanie contemporaine post-communiste, pays meurtri, qui ne s’est pas encore tout à fait reconstruit, mais qui se remettrait sans peine de quarante ans de sévère dictature ? D’autres cinéastes nourrissent leur œuvre de la vision qu’ils se forgent de leur pays, ne serait-ce que Sieranevada, le film-fleuve de Cristian Puiu présent lui aussi au festival de Cannes en 2016, plongée fantastique de trois heures en apnée au cœur d’une famille qui règle en huis-clos ses comptes, tout en nous parlant de sa Roumanie.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 16 janvier 2017