— Par Janine Bailly —
Dans cette pièce contemporaine à deux personnages – le il et le elle – que présente au Théâtre des Halles la Compagnie ildi ! eldi, on redécouvre Nelson-Rafaell Madell, assumant ici le rôle de l’homme dans ce couple mixte dont on suivra la formation, le trop bref chemin de vie, et la dissolution finale. Ainsi que dans Au plus noir de la nuit – adaptation du roman éponyme d’André Brink, par Nelson-Rafaell Madell justement – l’homme noir est celui qui transgresse la « règle » sociale, et qui doit mourir. Il est venu d’Afrique en Europe sur les pas de la femme blanche, qui fut touriste en son pays mais mais n’y vit qu’une Afrique enchantée et fantasmée. Elle et Lui sont tombés en amour, dans un bal-poussière. Elle est rentrée chez elle, a fait en sorte qu’il la rejoigne de l’autre côté de l’eau. Il espère se construire là un avenir, et l’impossibilité de réaliser ce rêve, comme celle de rentrer dans son pays – et le retour serait un aveu d’échec –, la mort qui s’ensuivra, sont bien le reflet de ce que vivent aujourd’hui nombre d’exilés s’ils parviennent jusqu’en France.
Mais l’intrigue, ici, n’est pas menée sur le mode tragique. Écrite en un langage ordinaire, elle est le reflet d’un quotidien, qui loin des senteurs exotiques verra s’affadir une passion que l’on sent d’abord sexuelle – belle vision que celle projetée sur une toile, tendue au-dessous de l’espace qui porte la batterie et Damien Ravnich son batteur, vision où se mêlent en une sorte de kaléidoscope les deux corps, les deux couleurs jointes dans une intimité rendue pudique grâce au filtre de l’image.
Si le titre évoque les fantômes de la colonisation, et, pourquoi non, l’ancien esclavage, si un masque africain offert et mal accepté symbolise ce lourd passé, il faut bien reconnaître que les dialogues et le propos restent plus triviaux, au sens premier de communs, nous contant l’usure du couple quand le bel enthousiasme se heurte à la réalité des jours. Alors passent au premier plan les différences, par-delà le noir et le blanc, et s’accentuent, jusqu’à emplir tout l’espace de vie, les contrastes : elle travaille il est désœuvré, elle est chez elle, dans son appartement, il y est en exil – omniprésence du « chez moi chez toi chez nous », traité en leitmotiv – il aime les vêtements colorés et l’on pense aux « sapeurs » d’Afrique, elle porte classiques des ensembles coordonnés dont les couleurs évoluent au rythme des quatre saisons, inscrites pour le spectateur sur la toile, elle est pragmatique, il est artiste musicien chanteur… une histoire d’amour vouée en une année à l’enfer des disputes, scènes, réconciliations puis déchirures !
Certes, le thème n’est pas nouveau, ni au théâtre ni au cinéma, où l’on se souviendra de Devine qui vient dîner ?, ce film américain réalisé par Stanley Kramer en 1967, un des premiers à évoquer le thème du mariage, et du baiser, interracial, aux États-Unis. Plus près de nous, et qui en deux monologues successifs met en paroles la dispute finale entre l’homme et la femme – tous deux de même couleur blanche –, on évoquera la sublime représentation, par Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, de la pièce écrite par Pascal Rambert, Clôture de l’amour. Plus particulièrement dans cet affrontement qui mènera à la rupture, Elle le chassant de son appartement, Lui finissant dans un quelconque hôpital de la ville… La prestation de l’actrice, Sophie Cattani, égrenant son chapelet de griefs, rejoint alors celle de Nelson-Rafaell Madell, dans sa justesse de ton, dans la force de son articulation ! Nous voici bien loin de l’euphorie qui ouvrait le jeu, quand les protagonistes s’enthousiasmaient de l’élection, prometteuse, symbolique, de Barack Obama à la présidence des États-Unis !
Aussi l’intérêt du spectacle tient-il aux choix judicieusement faits par le dramaturge et le metteur en scène. Choix d’écriture d’abord, le langage s’enroulant sur lui-même de façon parfois obsessionnelle, progressant par répétitions et quelques belles anaphores, utilisant un peu à la façon de Duras le verbe dire dans sa reprise… Un texte cousu de telle sorte que chacun parle en face à face aux spectateurs, que l’une puis l’autre déroule sa propre histoire, côté cour ou côté jardin, et le dialogue entre Elle et Lui ne se noue, qui rapproche les deux corps, qu’aux moments de plus extrême tension, d’exacerbation dans le bonheur comme dans le malheur. Des moments dont l’intensité peut se voir soutenue par l’intervention, parfois intempestive, de la batterie !
Oui, le Festival OFF, si l’on arrive à s’orienter dans ce labyrinthe d’environ 1500 spectacles, offre de belles surprises qui valent bien certaines représentations du festival IN !
Avignon, le 26 juillet 2022
Photo Paul Chéneau