— Par Michèle Bigot —
Présenté ainsi, vous diriez qu’il s’agit encore d’une de ces bluettes dont les séries télévisées américaines sont friandes. Et en effet, ça commence comme ça: Brandon a rendez-vous avec Jessica dans un Starbucks et elle lui met le marché en mains: « Brandon, ou bien tu me parles ou bien je te quitte! ». Que va faire Brandon? Assurément, Jessica va le quitter, mais pourquoi?
Pour connaître la suite, il va falloir se pencher sur la vie de Brandon, le monde dans lequel il évolue. Ici commence l’enquête. Et il s’avère que Brandon a été pendant toute son adolescence accroc aux jeux video. On va suivre avec lui l’évolution de la technique et de l’IA qui les crée. En s’emparant d’outils numériques variés, les auteurs refont l’histoire des jeux vidéo avec dérision. Brandon se révèle être un « digital native » de la plus pire espèce. Il est taiseux, isolé, on peut s’inquiéter pour lui. Mais où cela va-t-il le mener?
L’enquête théâtrale autour de Brandon, sous forme de conférence gesticulée, va nous mener sur les traces d’un lanceur d’alerte. Car de war game en war game, Brandon va se retrouver pilote de drone dans l’US Army. La farce tourne à l’aigre, voire au franchement tragique. Brandon est victime de son addiction, mais aussi assassin en puissance. Et cette fiction s’appuie sur le factuel. Dans le monde réel, il se nomme Brandon Bryant, c’est un des lanceurs d’alerte les plus connus aux USA qui a révélé à la presse le programme d’assassinats ciblés auquel il participait.
La forme théâtrale requise pour conter cette histoire se devait de mélanger les genres, écriture, improvisation, musique, multimédia, vidéo, tous les ingrédients d’une conférence gesticulée réussie. Mais au-delà de tous ces outils , c’est une véritable tragédie qui se met en place, avec un héros bien incarné, un personnage de fiction, Jessica, et un destin auquel Brandon ne saurait échapper. On connaît la fin depuis le début, on cherche seulement à comprendre ce qui s’est passé. L’expérience ludique se double de la réflexion politique et philosophique propres à la tragédie. Réel et virtuel se rejoignent et se complètent, pour donner à penser une vie certes singulière, mais aussi porteuse de tous les drames que notre univers informatisé nous réserve. Brandon échappe de peu au sort des hikikomori, mais c’est pour devenir l’assassin de 1626 personnes. Lui qui voulait être un héros, il sera le héros de la supposée « guerre propre »!
Ce spectacle donne donc matière à rire, matière à rêver, mais aussi matière à penser et à mesurer notre capacité de résistance à l’horreur informatique.
Michèle Bigot
Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ?
Concepteurs et interprètes : Pierre Solot et Emmanuel De Candido
Festival d’Avignon Off, La Manufacture, 7>26 juillet 2022