— Par Michèle Bigot —
En pleine tourmente et au beau milieu de la guerre en Ukraine, un artiste russe présente dans la Cour d’honneur un spectacle sur la folie. Proposition théâtrale adaptée d’un récit de Tchekhov, lui-même intitulé Le Moine noir. L’histoire que raconte Tchekhov est simple, c’est celle de Kovrine, philosophe en perdition, recueilli à la campagne chez un horticulteur, Pessotki, qui le considère comme son fils adoptif et lui destine sa fille Tania. Ce qui lui paraît être une façon de sauvegarder la pérennité de son domaine. Mais peu à peu Kovrine va sombrer dans la folie, précipitant ainsi le malheur de tout son entourage.
A la différence de Tchékhov, K. Serebrennikov présente l’histoire dans quatre versions successives, chacune d’elle illustrant le point de vue d’un des protagonistes, Pessotski puis Tania, Kovrine et enfin le moine noir. Le fil de l’intrigue est ainsi repris quatre fois, avec les adaptations nécessaires. Cette reprise illustre également la progression du délire, la déconstruction du réel qu’il entraîne et les brouillages référentiels qu’il occasionne. Le procédé consistant à alterner les regards et à modifier la perception fait entrer le spectateur dans une sorte de tourbillon souligné par les chants, la chorégraphie et l’alternance des idiomes, anglais allemand (le spectacle est produit par le Thalia Theater de Hambourg) et russe se faisant concurrence. Il n’est pas jusqu’à la temporalité qui se trouve bouleversée, traduisant l’altération de la lucidité de Kovrine non moins que le ressassement des autres personnages. Ainsi Tania vieillisante revient sur son passé, ressasse le traumatisme infligé à elle par Kovrine.
La scénographie rend compte de ce basculement vers la folie. Trois serres occupent le plateau, qui vont d’abord changer de place pour ensuite être renversées, pillées, leurs parois de plastique arrachées et détruites. Le jardin est toujours présent dans l’imagination, tel une cerisaie, chacun le voit dans une image mentale; il occupe la pensée et sert de support aux représentations du monde. ainsi en va-t-il de la métaphore de l’arbuste, censé représenter le modèle humain moyen, normal, médiocre mais solide, celui auquel Kovrine cherche à échapper.
L’équipe internationale qui réalise ce spectacle donne à voir la dimension universelle de cette thématique de la folie : techniciens et acteurs russes, allemands, lettons, chanteurs et danseurs d’origine diverse. A une époque où l’équilibre de l’Europe est menacé par l’impérialisme russe incarné par Poutine, cette collaboration fait figure d’engagement politique en faveur de la diversité.
Mais Serebrennikov demeure fidèle à Tchekhov en ce sens que ce qui l’intéresse c’est l’âme humaine, la fragilité des êtres, leurs émotions. Il clame ouvertement sa détestation de la politique qui finit toujours par piétiner les individus, comme lui-même en a fait la triste expérience. Le théâtre, en revanche s’obstine, depuis l’antiquité, à interroger les âmes et à mettre en relation l’individu et le groupe, l’homme et le cosmos, ce dont la Cour d’honneur offre une superbe occasion (sans oublier la carrière de Boulbon que nous regrettons tant). Il fallait donc se mesurer à la magie du lieu et à cet espace tout empreint de l’histoire du théâtre. A cet égard, les levers et couchers du soleil qui scandent l’action font office de rappel. La puissance du cosmos vient tempérer la folie des hommes, ou parfois la souligner.
En somme, un spectacle exigeant mais superbe, où les chants, les évolutions chorégraphiques, les jeux de lumière et le jeu des comédiens habitent ce vaste espace scénique ouvert sur la nuit d’été. On se sent envahi par le délire qui monte, magistralement illustré par la projection des images vidéo sur le mur du palais. Les évolutions chorégraphique de la troupe des moines noirs et l’image psychédélique qui les accompagne nous entraînent dans une sorte de tourbillon vertigineux et hallucinogène auquel il est difficile de résister.
Michèle Bigot
Le Moine noir
d’après Anton Tchekhov
M.E.S. Kirill Serebrennikov
Cour d’honneur du palais des papes
7>15 juillet 2022