Avignon 2022 : « À ne pas rater », écriture, scénographie et m.e.s. Nicolas Heredia

— Par Michèle Bigot —

“Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans application.” Alors comment traduire cette vacuité sur un plateau, alors même que le théâtre relève du divertissement au sens où l’entendait Pascal (même si hélas il relève aussi souvent du divertissement tel que l’entend la telereality, la programmation du off en témoigne)?

Chaque spectateur qui choisit un programme se demande avec anxiété ce qu’il a raté comme performance pendant ce temps là. Peut-être quelque chose de plus intéressant?

C’est d’emblée ce que nous jettent à la face les deux personnages en scène. “ À la base, un spectacle, c’est d’abord ça: un certain nombre de personnes enfermées dans une salle pendant un certain temps. Voilà. Pendant une heure, vous allez donc être coincés ici, pour assister à ce spectacle. Et forcément pendant que vous assisterez à ce spectacle, vous allez rater tout ce qui se passe ailleurs. ‘

Nous sommes tous pris par l’angoisse d’être en permanence en train de rater quelque chose, même si ça se passe au bout du monde. On voudrait être partout. Résultat: on n’est vraiment nulle part, toujours en train de guetter une meilleure opportunité! Nos habitudes modernes de connexion  ont décuplé cette angoisse existentielle. Tous les livres que je n’aurai pas lus, tous les films que je n’aurai pas vus et dans le off, tous les spectacles que je n’aurai pas vus, au regard desquels ceux que j’ai vus souffrent toujours de quelque insuffisance, à la seule idée qu’il y a peut être mieux ailleurs.

Alors si nous nous sentons tenus de rentabiliser le temps, autant le faire avec un spectacle qui nous parle justement de cela, qui nous place face à cette réalité, et avec quelle drôlerie! Car il vaut mieux en rire, tant le sujet est grave. Dans cette bataille perdue d’avance, voici que l’on nous offre un répit, un petit temps de réflexion . Prisonniers, on n’y échappera pas. Le titre nous avait prévenus!

Pendant une heure, il va falloir ralentir et prendre conscience de cet abîme où nous courons. La barre de progression nous indiquera en temps réel où on en est de ce spectacle qui nous annonce de minute en minute un événement important à venir, tel que ballons qui tombent du ciel ou ersatz de feu artifice. Mais les événements que nous suivons sur les réseaux sont-ils vraiment plus importants? Cette bouffonnerie, c’est notre vie quotidienne de prisonniers de l’information en continu. C’est notre propre ridicule qui nous est offert en spectacle et dont nous ne pouvons que rire.  

Voici donc un spectacle parfaitement réjouissant, qui fait théâtre avec trois fois rien , parce qu’il se propose de pointer le vide de nos occupations quotidiennes. Rien de plus roboratif que de rire ensemble de nos travers. Le collectif de “ La Vaste entreprise ” est coutumier de ces pas de côté . Leurs propositions théâtrales s’enchaînent et se tissent dans un vaste projet , à la croisée du spectacle vivant, des arts visuels et performatifs. Un vent de liberté souffle sur le plateau, avec une bonne dose de provocation et d’humour. Avec comme obsession centrale, le passage du temps et l’auscultation de l’ordinaire.

Affaire à suivre!

Michèle Bigot

A ne pas rater

Écriture, scénographie et m.e.s. Nicolas Heredia

Avec Nicolas Heredia et Sophie Lequenne

Avignon off, La Manufacture

7>26.2022