– Par Selim Lander –
Le théâtre des Halles accueille régulièrement une pièce de Beckett mise en scène par Jacques Osinski avec Denis Lavant dans la distribution : Cap au pire en 2017, La Dernière Bande en 2019, Fin de partie pour cette édition. Succès assuré à chaque fois, ne serait-ce qu’en raison de la présence de Denis Lavant, acteur beckettien par excellence. Il se meut dans l’absurde comme un gardon dans la Garonne. Ce qui ne veut pas dire qu’il ressemble à un vif poisson. Au contraire, courbé, emprunté, « la démarche raide et vacillante », écrit l’auteur, il ferait peine à voir si le texte, faisant fi de tout réalisme, n’était pas là pour nous rappeler constamment que nous sommes au théâtre. Miracle de la prose de Beckett : nous tenir en haleine avec des histoires qui n’ont ni queue ni tête délivrées sur un ton sentencieux par des comédiens fatigués ! Encore faut-il que les comédiens tiennent la route et personne ne prétendra que ce n’est pas le cas ici.
Clov est le fils adoptif, serviteur, souffre-douleur de Hamm, lequel endosse donc les rôles inverses. Denis Lavant est Clov, Frédéric Leidgens est Hamm. Ce dernier est cloué sur un fauteuil roulant et conserve ses parents (Peter Bonke et Claudine Delvaux) dans des poubelles : on les voit parfois sortir la tête et prononcer quelques paroles. La situation est celle d’une fin du monde, la terre et les océans sont déserts (« il n’y a plus de nature »). La demeure de Hamm est comme une arche de Noé qui n’abriterait que désespoir irrémédiable. On vit malgré tout, par habitude, enfermés dans une routine implacable.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? – Quelque chose suit son cours »
On n’en apprendra jamais davantage…
Il est difficile de juger la mise en scène, les didascalies de Beckett concernant tant la scénographie que le jeu des comédiens étant précises et impératives. Tout ce que l’on peut dire à cet égard, c’est que Beckett ne trouverait certainement rien à y redire puisque tout est comme il le voulait et qu’il est servi par deux formidables comédiens, Frédéric Leidgens ne souffrant aucunement de la comparaison avec Denis Lavant (il est plus difficile de se prononcer sur les parents enfermés chacun dans sa poubelle et dont les parties sont réduites à la portion congrue).
La pièce dure deux heures. Est-ce un peu trop ? Peut-être pour certains mais certainement pas pour toutes les beckettiennes et tous les beckettiens que porte et portera notre planète tant qu’elle demeurera vivante.
Futur proche de Jan Martens
Le hasard ménage par fois de ces rencontres : deux pièces le même jour avec des titres qui semblent évoquer une même réalité, celle de la fin du monde. Mais on ne poussera pas l’analogie trop loin car bien que certains interprètes de Beckett, aujourd’hui, à commencer par J. Osinski dans sa note d’intention, veuillent tirer Fin de partie vers l’apocalypse environnementale, il est permis de penser que Beckett avait plutôt en tête l’apocalypse individuelle propre à la condition humaine. Tandis que Jan Martens, le chorégraphe belge de Futur proche, évoque directement « l’urgence climatique » face à quoi il souhaite « interroger notre capacité d’évolution, de renouvellement, de transformation possible ou non ».
Soit. On sait que l’art contemporain – danse comprise – étant a priori peu lisible a besoin d’être expliqué. Pas comme, simple exemple, le Lac des cygnes qui raconte clairement une histoire dont même le spectateur ignorant est capable d’identifier les grandes lignes ! Les œuvres des artistes contemporains paraissant souvent, quant à elles, bien éloignées des intentions affichées par leurs auteurs ; on les juge plutôt à leur capacité d’allumer « quelque chose » en nous.
Futur proche laisse à cet égard une impression mitigée, avec des séquences fortes, du moins au début de chacune, car la danse contemporaine étant basée sur des mouvements assez basiques des bras (attraper un bras de l’autre main et le ramener vers soi, les écarter largement puis les ramener…), des jambes (flexion-extension, course, saut), de la tête (rotation…), du corps (reptation…), leur répétition devient vite lassante. Quoi qu’il en soit, cette pièce a ses bons moments et, une fois admis les prolégomènes de la danse « contemporaine » (que l’on aura soin de distinguer de la danse « moderne », savante, celle d’un Preljocaj, par exemple), on en sort globalement satisfait. Sans compter le bonheur de se retrouver dans la Cour d’honneur du Palais des papes, symbole et lieu mythique du festival depuis sa création.
On n’a pas aimé le prologue, interminable, pendant lequel chacun des danseurs s’échauffe successivement. On n’a guère aimé, une fois le premier moment de surprise passé, la projection sur le mur du fond de la cour de l’image géante de quelques-uns des danseurs sur le plateau. Evidemment, les spectateurs apprécient différemment cette séquence selon qu’ils sont placés proches ou éloignés du plateau. On est resté dans l’expectative face au tableau final de « l’eau lustrale » : les danseurs remplissent un grand bac avec des seaux avant de s’y plonger quatre par quatre, en sous-vêtements. On a bien plus aimé les séquences où ils se déplacent en groupes d’abord (souvent de quatre) en tournoyant sur un rythme très rapide, sur eux mêmes et autour du long banc qui prend presque toute la largeur du plateau, des groupes qui se fondent puis se séparent à nouveau et ainsi de suite.
Le réglage est précis, les quinze danseuses et danseurs du Ballet royal de Flandre – si l’on a bien compté – plus deux adolescentes, sont de bon niveau. L’un d’entre eux, Taichi Sakai, se détache clairement du lot – il paraît plus souple, plus rapide, plus acrobatique – ce qui n’est pas sans faire de l’ombre aux autres. Enfin, il faut dire un mot de la musique, évidemment essentielle pour la danse (même si d’aucuns n’hésitent pas à se produire sans musique…) et qui sort ici de l’ordinaire : des œuvres contemporaines pour clavecin interprétées sur le plateau par Goska Isphording, un parti qui s’avère très heureux.