— Par Michèle Bigot —
Adaptation et m.e.s. Maëlle Poésy et Kevin Keiss
Festival d’Avignon, Cloître des Carmes, 6>14/07 2019
Dans une traduction et une réécriture de Kevin Keiss, Maëlle Poésy s’empare de la première partie de l’œuvre de Virgile pour évoquer la question des migrants, conformément à la thématique de la présente édition du festival In d’Avignon. Il est vrai que l’Enéide est plus proche de ce que vivent actuellement les migrants en Méditerranée que l’Odyssée si souvent convoquée. Le texte de Virgile est librement adapté, avec un certain bonheur, notamment en ce qui concerne la parole des dieux, formulée dans un mélange de langues telles que l’italien, l’espagnol et le farsi. Comme si l’Olympe était le royaume de Babel. Cette nouvelle version privilégie les épisodes de la fuite de Troie en flammes, la rencontre avec Didon, la traversée mouvementée et ponctuée de naufrages. Elle se termine par la rencontre d’Enée avec son père dans le pays des morts. Ce périple du héros se traduit par une suite de tableaux auxquels l’éclairage, les évolutions chorégraphiques, les chants et la déclamation confèrent une dimension poétique.
Le périple d’Enée fournit l’occasion de s’interroger sur l’héritage et l’identité, thèmes que Maëlle Poésy explore prioritairement. L’Enéide est aussi un poème sur le souvenir. La structure du texte dramatique illustre bien la dimension fragmentaire et chaotique du travail de mémoire, bousculant l’ordre chronologique, faisant remonter à la surface les épisodes les plus touchants. Le héros vit une suite de mutations au fil de son périple, des drames qui le jalonnent, le deuil, la séparation, les combats. A vie décousue, narration fragmentaire, qui comporte des choix, des coupes, tout un montage destiné à mettre en valeur les épisodes les plus riches. Trois modes d’écriture s’y croisent et s’y complètent : le texte de Virgile, des passages d’écriture originale et une écriture scénique reposant sur une chorégraphie et une structuration lumineuse de l’espace. C’est d’ailleurs cette écriture scénique qui est la plus belle, avec des trouvailles qui en font de véritables tableaux vivants.
Pour construire ce spectacle, Maëlle Poésy a mené une enquête sur la mémoire auprès des psychiatres du centre Primo Levi, spécialisés sur la question des réfugiés et des victimes de torture. De cette enquête elle retient et traduit sur le plateau le travail exercé sur le corps par le souvenir. Les corps sont habités par les sons et les images du drame, donnant à voir une danse tourmentée et une gestuelle de la souffrance. La danse est le fil rouge du spectacle, celui qui coud ensemble des épisodes disparates. Les divers épisodes sont autant dansés que racontés et cette présence des corps rend sensible les tourments vécus par les exilés tout au long de leur périple.
L’ensemble du spectacle est d’une grande beauté plastique, on suit avec émotion les vicissitudes du voyage d’Enée. Le cadre du cloître des Carmes offre une superbe cadre à cette pièce, assorti d’un mistral brutal, qui donne au spectateur un aperçu de ce que peut être une tempête en Méditerranée. Pourtant, la fin du spectacle laisse une impression de frustration, comme si ce voyage s’interrompait brutalement sans qu’on en aperçoive la nécessité, à la faveur de la rencontre entre Enée et son père aux enfers. Terminer ce récit était une gageure, tant on sent qu’un tel périple pourrait continuer indéfiniment.
Michèle Bigot