— Par Michèle Bigot —
Ces points de non-retour sont la suite de crimes imputables à la colonisation. En particulier, la guerre d’Algérie, et de façon plus spécifique le crime impuni commis par l’Etat français le 17 octobre 1961, où des centaines de travailleurs algériens sont massacrés et leurs corps jetés à la scène, crime couvert par le silence des autorités, de la presse et des partis politiques. Alexandra Badea se situe d’emblée par rapport à cette histoire à la faveur d’un prologue astucieux : dans le silence et le noir, elle écrit un texte sur son ordinateur qui s’affiche au fur et à mesure sur grand écran. Le procédé est efficace et émouvant, donnant à comprendre l’émotion qui est la sienne dans une confession dramatique. Elle avoue endosser, avec la nationalité française, tout le passé colonial de la France dont elle se sent désormais responsable. Dès lors son travail théâtral vise à exorciser la peur et à rendre justice aux victimes.
La pièce repose alors sur un dédoublement de l’espace scénique censé restituer l’écho que les drames du passé font résonner dans l’esprit des contemporains. Au premier plan, une jeune femme hospitalisée à la suite d’une tentative de suicide échange avec son thérapeute. Elle fouille dans sa mémoire et dans ses rêves pour combler le vide laissé par les dénégations familiales. Au second plan la scène où se déroule le drame vécu par ses grands-parents, le couple honni formé par une femme pied-noir et un homme algérien. Rejetés par les deux familles, désormais exilés et apatrides, désapprouvés par les deux communautés. La femme est enceinte et le mari va être précipité dans la tragédie du 17 octobre 1961.
Et par-dessus cette tragédie, la famille va s’efforcer de jeter des épaisseurs de non-dits, de silences. Tout ce travail de négation va dès lors empoisonner les héritiers. Comment peut-on hériter du crime vécu par les ancêtres ? C’est le drame des enfants de criminels de guerre, mais c’est aussi le drame vécu par les victimes.
Le sujet est captivant et ce travail très nécessaire. Il n’en reste pas moins qu’il souffre de quelques lourdeurs. Le sujet paraît plus propre à la radio qu’à la scène. Il ferait une excellente pièce radiophonique. Sur le plateau, il paraît pauvre et quelque peu pesant. La scénographie est judicieuse et bien adaptée au drame mais on ne peut se déprendre d’une impression de déjà-vu. Il n’est pas jusqu’aux scènes d’échange avec le thérapeute qui paraissent téléphonées. Le procédé est éculé.
On en sort avec un sentiment ambigu, avec le désir de saluer la justesse de l’entreprise mais aussi l’impression qu’elle est mal adaptée à la scène. Surtout si on la compare au roman « L’art de perdre » dans lequel Alice Zeniter réussit à peindre avec profondeur et subtilité le drame vécu par les enfants des harkis.
Michèle Bigot
Festival d’Avignon, Théâtre Benoît XII, 5 au12/07 2019