— Par Roalnd Sabra —
Il arrive de passer à côté d’une pièce. C’est le cas avec « Le petit du boucher», de Stanislas Cotton mis en scène par Agnès Renaud vue au tout début de Festival d’Avignon, passée à la trappe des souvenirs pendant deux semaines et qui par l’entremise d’un acte manqué, assez bien réussi a été (re)découverte en fin de séjour. Est-ce la fatigue des premiers jours? Est-ce la canicule au plus fort à ce moment là ? Est-ce le thème ? Dans cette dernière hypothèse mieux vaut garder pour soi l’analyse à faire ! En effet la pièce évoque le viol d’une très jeune femme par une connaissance, le boucher du village dans un pays en guerre, par une nuit de violences alors qu’éffrayée par un assaillant elle cherchait à fuir. C’est dans ce village paisible, où régnaient la paix et l’harmonie entre les habitants que vivait Félicité, entourée de père, mère, frère et sœurs attentionnés et aimants. Et puis il y avait le fiancé auquel elle s’était promise et qui l’accompagnait à « petits pas » à la messe le dimanche. Chacun à sa place, chacun tenant son rôle dans lieu édénique. Mais voilà que le fiancé disparaît, laissant Félicité dans l’errance et le désespoir alors que les lourds et noirs nuages de guerre civile pèsent à l’horizon. Un soir alors qu’elle fuyait un agresseur elle se réfugie dans la forêt toute proche, se cache entre les arbres quand s’approche une ombre qu’elle reconnait comme étant celle du boucher du village. Battue, violée,menacée de récidive si elle parle, laissée pour morte, elle reprend connaissance à l’hôpital, découvre l’arrondi de son ventre, prélude à une plongée dans la déréliction. Elle refuse ce corps étranger qui l’envahit, qui pousse en elle. « Je ne veux pas que tu sortes, je ne veux pas te voir ». Elle dit par là une présence étrangère dans son ventre. Un autre pousse en elle à son corps défendant. Elle le refuse, le petit boucher. Mais de ne pas vouloir la vie surnuméraire qu’elle porte elle se sent coupable : « Je suis en faute, à moi la faute » dit-elle comme pour légitimer le rejet familial, celui du père, de la mère qui mettent à la porte la « traînée » la marie-couche-toi-là ». Le triomphe du bourreau n’est-il pas de faire en sorte que sa victime se sente responsable de ce qui lui est arrivée ? Peut-on aimer l’enfant issu d’un viol? La folie rôde, l’entoure et l’enlace quand elle croit voir le retour du fiancé.
Le texte non linéaire dans sa construction, fait d’aller-retours, d’élans et de retenues pudiques déborde de beauté. Il regorge de sensations, d’émotions, d’images, de colère cachée, de tendresse inavouée, d’amour brisé, de larmes et de rires étouffés. Il est porté à son incandescence par Marion Bottellier, une comédienne danseuse qui le porte en son âme et métamorphose sa force et sa violence en poésie, dans une élégance chorégraphiée au millimètre. Elle déploie sur le plateau avec grâce, intensité et puissance, un rapport charnel à l’espace qui la porte.
Un travail émouvant qui bouscule et invite au-delà de la condamnation du viol et des violences faites aux femmes à s’interroger sur ce que peut signifier pour une femme le fait de porter en elle une autre vie.
Avignon le 20/07/2019
R.S.