— Par Michèle Bigot —
Le festival d’Avignon a déjà invité Meng Jinghui en 2018 où il présentait Badbug, (Voir l’article de Madinin’Art) texte adapté d’après Maïakovski à la Manufacture. Il est également connu en France avec son Meng Théâtre Studio pour présenter un théâtre d’avant-garde, avec son spectacle emblématique, Rhinocéros amoureux. Il nous revient dans le In avec cette adaptation d’un classique de la littérature chinoise, La Maison de thé. Il s’agit d’une pièce écrite en 1956 par le romancier et dramaturge Lao She. Elle met en scène une soixantaine de personnages qui se rencontrent dans une maison de thé pékinoise au fil de trois actes correspondant à trois époques différentes : 1898, la chute de l’Empire, Les années 1920 et le conflit avec les étrangers et enfin la guerre civile de l’après- guerre. Lao She est un auteur populaire, et le peuple, sa vie quotidienne, ses aspirations et son parler occupent chez lui le devant de la scène, ce qui ne l’a pas protégé contre la barbarie de la révolution culturelle.
Or le premier effet de l’adaptation par Meng Jinghui (associé au dramaturge allemand Sebastian Kaiser) est un bouleversement de la chronologie. Les époques se télescopent, se superposent, entrent en conflit ou en résonnance. On devine que le propos est de souligner les invariants au-delà des changements superficiels de l’ordre social. Cette constance est illustrée dans la scénographie par une immense roue qui occupe l’essentiel du plateau et se met à tourner lentement mais inexorablement, illustrant ainsi la dimension cyclique de la temporalité. Quelle que soit l’époque, on retrouve la cupidité, le désir insatiable, la corruption, la domination masculine, les égoïsmes en tout genre. Pas de doute que derrière cette évocation historique se dissimule une critique de la Chine actuelle. Il y a même un long monologue qui réécrit l’histoire de l’humanité comme une lente dégradation et le spectateur occidental ne peut pas s’empêcher de penser au texte de Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Dans cette pièce circule un abondant personnel dramatique, mais on y reconnaît les protagonistes, le poète, le directeur de la maison de thé et ses fidèles clients. Chan Siye , Qin Erye, l’entrepreneur, Wang lifa représentent respectivement « la tête et les pieds, l’estomac et le cœur » aux dires du metteur en scène. C’est l’histoire éternelle de l’oppression, de la faim, de la liberté et de la mort. L’ensemble baigne dans la culture chinoise, fourmillant de références aux rituels de la vie quotidienne. Cependant la collaboration avec Sebastian Kaiser a enrichi le back ground culturel, lui ajoutant de multiples références théâtrales issues du répertoire occidental ainsi que de nombreux clins d’œil au monde contemporain mondialisé. Le texte de la pièce de Lao She constitue la base de la création sur laquelle se greffent toutes les trouvailles nées du travail de plateau : « Je la vois (la pièce) comme un grand arbre dont les branches et les feuilles prennent leur essor au fur et à mesure que les choses que nous voulons exprimer s’y ajoutent. » Brecht et Dostoïevski croisent Lao She, non moins que les allusions à l’horizon trivial de la modernité, Mac Do et autres joyeusetés. Mais l’idéal romantique, l’humanisme et l’esprit de liberté sont le socle du spectacle, dont la création est guidée par le slogan suivant : « avoir le cœur tourné vers la partie et le regard rivé sur le monde ». Le spectateur occidental est dérangé (beaucoup n’y résistent pas…) dé-familiarisé. Pas facile de s’y retrouver dans le chaos du personnel dramatique, de la temporalité déconstruite, des allusions au contexte historique de la Chine ! D’autant moins facile que le jeu des acteurs, qui vocifèrent, tombent, roulent sur eux-mêmes, se bousculent, participe à un brouillage de l’action. Le spectateur navigue donc entre reconnaissance et surprise, il est ébranlé par le déconcertant et scotché par le spectaculaire. Il faut dire que la scénographie est énorme. Les couleurs, les costumes, les objets, la musique, la chorégraphie, tout l’héritage de l’opéra chinois est présent sur scène. Le spectacle constitue donc une gigantesque fête, démesurée autant que tumultueuse qui vous emporte par son énergie, gommant la tension, la difficulté de compréhension et les moments d’ennui.
Festival d’Avignon, Opéra confluence 9>20/07 2019,
Michèle Bigot