— Par Michèle Bigot —
Spectacle itinérant
Spectale itinérant: spectacle qui peut se jouer n’importe où, dans un théatre à l’italienne, une salle des fêtes, sur la place du village ou au milieu d’un terrain de football. Autrement dit, un théâtre de tréteaux, dans la plus pure tradition de la comédie italienne, qui ne s’embarrase ni de décor, ni de vidéo ou autre artifice spectaculaire, mais mise sur le costume et les accessoires pour situer un contexte, quitte à articuler les épisodes avec des pancartes. Un théâtre véritablement populaire, fidèle à l’Arte povera, reposant sur le jeu des acteurs, leur présence en scène, leur agileté, leur expressivité, la maîtrise du geste, leur génie du théâtre. La musique y joue un rôle important, le chant, le mime, la parodie du tragique. Ancré dans une tradition qui mêle les registres pour notre plus grand palisir: le dramatique y voisine avec la farce, la satire, la parodie, dans une jonglerie générique astucieuse et convaincante. Il ny a pas besoin de beaucoup d’argent mais il y faut du génie. C’est pourquoi ce style de spectacle se fait rare. Autrement dit, nous avons ici la démonstration en actes de la thèse chère à Pasolini: faire vivre la tradition artisanale (ici celle de la comédie napolitaine), résister à l’uniformisation culturelle ambiante, tourner le dos aux spectacles de consommation de masse, d’abrutissement intellectuel qu’il nomme « pornographie du grand spectacle ». Incarner sur le plateau une forme de résistance à l’oppression des esprits, faire rempart à l’industrialisation culturelle, pour éviter « la disparition des lucioles ».
C’est le pari que relève avec bonheur Irène Bonnaud pour cette pièce intitulée « amitié » en l’honneur de ce sentiment de respect et d’admiration réciproque qu’éprouvaient Pier Paolo Pasolini et Eduardo de Philippo, dramaturge et acteur napolitain. Elle y croise avec audace un récit écrit par Pasolini quinze ans avant son assassinat, intitulé Porno Theo Kolossal (Film pornographqie théologique à grand spectacle) et des fragements de pièces de E. De Philippo, respectivement La veuve joyeuse, Une bonne recette, Douleur sous clef et Noël chez les Cupiello, l’ensemble étant agrémenté de chants traditionnels et de musique. Ce patchwork bigarré est au permier abord déroutant (surtout pour un public français, peu habitué à La Varieta) quelque peu décousu, jusqu’à ce que le jeu des acteurs vous emporte dans le tourbillon d’un road movie épico-héroïque, et souvent farcesque.
Le fil directeur est le suivant: Eduardo est un roi mage qui part de Naples avec son fidèle serviteur, tel Dom Quichotte, pour se lancer dans un voyage picaresque à la poursuite de l’étoile jusqu’à Bethléem. Mais il se trompe de route et part vers le Nord, faisant des stations à Rome, Milan et Paris, autant d’occasions de peindre des tableaux satiriques de ces grands cités dans l’après guerre, où règnent la violence et la mort. Finalement il arrivera à la grotte sacrée, mais là, il ne trouvera que le vide, la pousière et des crottes deséchées. Il apprendra d’un jeune arabe que le Christ est mort depuis longtemps et que tout le monde a oublié son existence.
Le ton est donné: la tradition multiséculaire y côtoie la modernité fatiguée des capitales des années 70: l’espérance y voisine avec le désespoir, les visions poétiques avec le réalisme le plus scabreux. On rit, mais on rit jaune: on y reconnaît les plaies d’une humanité en souffrance, les femmes abandonnées, la famille traditionnelle exploitant les mères, l’ambivalence tragique du couple face à la maladie et la mort. Faut-il rire? Faut-il pleurer? La catharsis a lieu, mais sur le mode de la dérision, on y purge ses passions comme on purge bébé, à grands coups de lavements! La bêtise humaine et la cruauté omniprésentes ne réussissent pas à tuer « la foi et l’espérance », cette étoile qui guide le chemin des apôtres et des fous. Cette fable philosophique, ce conte de Noël subversif sont revigorants. On en sort ragaillardi et joyeux, en se disant qu’il y a des gens qui ont compris la vraie la nature du théâtre, pour notre plus grand bonheur.
Michèle Bigot