— Par Selim Lander —
Mama
De Ahmed El Attar, on avait vu, en 2015, The Last Supper, une immersion plutôt fascinante dans une famille de la grande bourgeoisie égyptienne, qui valait autant par son caractère ethnographique que pour les quelques éléments d’intrigue qui s’y nouaient. Avec Mama que l’on nous annonce comme le dernier volet d’une trilogie après La Vie est belle ou en attendant mon oncle d’Amérique et The Last Supper, El Attar a voulu, selon ses déclarations et contrairement aux deux pièces précédentes, mettre les femmes au centre de l’action, pour faire ressortir plus clairement une problématique centrale de la famille égyptienne suivant laquelle les femmes opprimées par leurs pères et maris se rattrapent, en quelque sorte, sur leurs fils qu’elles enferment dans un amour possessif, si bien que le fils se rattrapera à son tour sur son épouse et ses propres filles et ainsi de suite…
Dans la pièce, la mater familias se tient assise droite dans un fauteuil du début à la fin (ou presque), recevant son monde sur un canapé ou un autre fauteuil à côté d’elle tandis que se poursuit autour d’elle la valse des domestiques requis pour un oui ou pour un non (une certaine familiarité étant rde mise avec les plus fidèles d’entre eux). Il n’est pas certain que l’autorité des mères sur leurs fils apparaisse aussi clairement dans la pièce que dans les intentions de l’auteur-metteur en scène. Et si la rivalité entre la mater familias et sa belle-fille est bien montrée, on ne saurait dire qu’elle soit vraiment à l’avantage de la première. Cela étant, il se passe suffisamment de choses entre les seize personnages (joués par quatorze comédiens) de cette pièce qui ne dure qu’un peu plus d’une heure pour qu’on ne s’ennuie jamais et la pièce fascine encore et pour la même raison que The Last Supper. Le monde arabe pose en effet suffisamment de questions à tous ceux qui lui sont étrangers pour qu’ils s’intéressent à un témoignage comme celui-ci. Le mélange de frivolité (dans la classe supérieure) et de religiosité en dit long sur la prégnance de l’islam dans la société égyptienne : particulièrement frappante à cet égard la scène où l’on voit la belle fille qui ne pense qu’à courir les magasins et à s’amuser avec ses copines se couvrir d’un chador et faire la prière flanquée de deux domestiques pareillement (re)couvertes.
Temple Independent Theater Company. En arabe surtitré.
Le Pays lointain (un arrangement)
Enfin un Lagarce dans le IN. On aurait pu croire, sans cela, que, ces années-ci du moins, la programmation sautant du très vieux (Sophocle, Sénèque) ou du vieux (Racine…) à l’ultra-contemporain (avec tout de même quelques exceptions vers d’obscurs romantiques allemands (Hölderlin) faisait volontairement l’impasse sur le théâtre moderne à la française, à commencer par ce monument révéré par tant de fans du théâtre qu’est Jean-Luc Lagarce (1957-1995), héros/héraut de la génération « sida ». Son ultime pièce, Le Pays lointain reprend et amplifie Juste la fin du monde (dont on connaît au moins la version filmée – si bien – par Xavier Dolan). C’est donc, au départ, l’histoire de Louis, écrivain homosexuel malade du sida et proche de mourir qui s’est résolu à venir faire ses adieux à sa famille qu’il n’a plus revue depuis des années. Il repartira rapidement sans avoir rien dit ni de son homosexualité (qui reste sous-entendue dans la famille) ni de sa mort prochaine. Le Pays lointain surajoute une deuxième « famille », celle que l’auteur s’est choisie dans la ville où il habite, composée d’un ami de toujours, de ses amants (dont l’un déjà mort mais présent sur le plateau, de même que le père biologique qui n’apparaissait pas dans Juste la fin du monde).
Lagarce n’en est pas encore à être joué dans la Cour d’honneur du palais des Papes ou dans un autre lieu prestigieux comme le cloître des Carmes. Nous n’en sommes pas là ! Ce Lagarce-ci demeure un travail d’école confiné dans le Théâtre Benoït XII qui reçoit traditionnellement ce genre d’exercices. Cela étant, on ne fera pas la fine bouche d’autant que la valeur n’attend pas (nécessairement) le nombre des années. Et c’est le cas ici : les quatorze élèves comédiens (ou pour deux d’entre eux auteurs) de la promotion sortante de l’Ecole du Nord (Lille, ex EPSAD, Ecole professionnelle supérieure d’art dramatique des Hauts-de-France) offrent une prestation tout à fait honorable. Quatorze personnages c’est beaucoup pour une pièce Lagarce. C’est pourquoi il a fallu « l’arranger » (d’où le titre) avec quelques inserts d’autres pièces de l’auteur et des extraits de son journal (présenté par ailleurs dans le OFF). Mais l’ensemble m.e.s par Christophe Rauck, qui dirige à la fois le Théâtre du Nord et l’Ecole du Nord, fait un spectacle qui se tient et emporte aisément les spectateurs. Evidemment la langue si particulière de Lagarce n’y est pas pour rien.
Comme dans De Dingen deux rangées de chaises à cour et à jardin accueillent les comédiens provisoirement désœuvrés. Mais ici, rien de pesant, la scène est éclairée en grand (ce qui est rare de nos jours), en fond de scène un mur sur lequel sont projetés quelques images se transforme si nécessaire pour dessiner la pièce d’une maison. Certes, les comédiens inégalement aguerris ne sortent pas tous avec autant d’aisance le texte pas si facile de Lagarce mais l’on remarque particulièrement « l’abatage » de celui qui interprète Antoine, le frère de Louis.