Tabula rasa de Violette Palaro (OFF)
Que faut-il pour avoir du bonheur au théâtre ? Nul besoin d’une grosse machine, c’est-à-dire d’une foule de comédiens et de figurants se mouvant dans des décors impressionnants à grand renfort de micros et de vidéos. Non que l’on ne puisse pas avoir du bonheur aussi avec le théâtre qui en met plein la vue et les oreilles mais l’on peut en éprouver un tout aussi grand dans une petite salle face à quelques comédiens (voire un seul) sur un plateau nu avec un minimum de décor et sans le moindre artifice technique. Le festival d’Avignon permet la confrontation des deux genres, le IN produisant régulièrement des « grosses machines », ce que le OFF ne saurait faire : question de moyens !
Tabula rasa, créée au festival de Liège en février dernier, est passée par Bruxelles avant d’atterrir aux « Doms » en Avignon. Les moyens mis en œuvre ? Quatre comédiens, des porte-manteaux sur les côtés pour les changements de costumes, un grand miroir incliné permettant de voir de face ceux des comédiens qui, assis autour de la table installée au centre du plateau, tournent le dos au public. On n’est ni dans le gigantisme de certaines productions du théâtre subventionné ni dans le minimalisme cache-misère de certaines pièces.
« Tabula rasa » : le message est clair, c’est de la famille, celle où l’on naquit, qu’il faut faire table rase faute d’être étouffé, muselé. Le thème n’est pas nouveau. Lagarce, par exemple, raconte cela à sa façon et très bien. Violette Palaro ne le fait pas mal non plus dans une série de sketchs indépendants les uns des autres qui se déroulent pour la plupart, titre oblige, autour de la table familiale. Cela commence mezzo avec les quatre protagonistes qui racontent chacun ce qu’étaient chez eux les repas familiaux. Le spectateur s’interroge sur ce qui viendra ensuite mais il reste attentif, les quatre comédiens, tous excellents, se livrant chacun à l’exercice avec un plaisir communicatif. Car le texte est la plupart du temps enlevé et les comédiens sont à l’unisson. Les moments d’émotion, forte, impressionnent d’autant plus qu’ils sont plus rares. La pièce n’est faite ni pour rire aux éclats ni pour pleurer. Elle créée chez le spectateur une légère euphorie que les moments dramatiques – il y en a – ne suffisent pas à dissiper. Le bonheur, on vous dit.
Cependant la famille, on vous l’a dit aussi, n’est pas un chemin pavé de roses. Dès la première scène, nous sommes avertis par une voix off qu’un personnage est manquant et nous apprendrons plus tard pourquoi. Les familles ne se ressemblent pas : à chacune sa peine. La pièce passe en revue certaines d’entre elles. Il serait malvenu de les raconter. On se contentera d’évoquer celle illustrée par la photo dans laquelle la mère (Lara Persain), à bout de nerfs, se saisit d’une tronçonneuse pour trancher en deux la fameuse table. Et celle où le père (Thierry Hellin), réduit au chômage, est humilié par sa femme et ses enfants (Laura Fautré et Clément Goethals) qui ont entrepris de le coacher dans sa recherche d’emploi. Outrancier ? Certes, nous sommes au théâtre… mais pas si loin de la réalité.
Le Sec et l’Humide de Jonathan Littell (IN)
On connaît la fascination de Jonathan Littell, l’auteur de ce chef d’œuvre couronné par le Goncourt, Les Bienveillantes (2006), pour la folie nazie. Deux ans plus tard, il a consacré un petit livre, Le Sec et l’Humide, à décortiquer le langage d’un dignitaire national-socialiste belge, Léon Degrelle (1906-1994), fondateur du mouvement rexiste, puis commandant la légion Wallonie intégrée dans la Waffen-SS et engagée sur le front russe, enfin réfugié jusqu’à son décès dans l’Espagne de Franco.
Littell s’est intéressé particulièrement à un ouvrage de Degrelle intitulé La Campagne de Russie (1949). Il en a tiré une analyse très fine de son vocabulaire, peut-être un peu poussée mais néanmoins éclairante. Il en ressort que Degrelle défendait une vision dualiste du monde avec d’un côté les héros aryens, « roides et secs », et de l’autre les ennemis, slaves ou « mongols » (sic) en l’occurrence, « mous et humides ». Cette dualité se poursuit jusque dans la mort, l’épanchement du sang et des humeurs, enfin la pourriture des cadavres russes répondant à la majesté des dépouilles aryennes. Evidemment, cette opposition n’est pas toujours tenable et Littell souligne à juste titre les contradictions d’une telle vision, y compris chez Degrelle.
Comment faire théâtre avec un tel texte ? Guy Cassiers a choisi de mettre en scène un seul comédien, doté d’un accent reconnaissable comme belge, Filip Jordens. La scène porte un pupitre, un magnétophone avec des extraits de discours de Degrelle, un écran projetant par instants des photos anciennes, par exemple celle d’une rencontre entre Degrelle et Hitler, deux caméras fixes. Après un début plutôt refroidissant – le comédien lit son texte debout au pupitre – la suite devient tout de suite plus intéressante lorsque l’écran s’allume et qu’on entend la voix de Degrelle, parfois accompagnée par le comédien. Malgré l’intérêt des analyses de Littell et des citations de Degrelle, tout ceci n’aurait pas sa place au festival sans l’introduction d’un appareil développé à l’IRCAM, appelé voice follower, qui permet de transformer une voix pour lui donner le timbre d’une autre voix. Dès lors F. Jordens peut devenir Degrelle sinon physiquement du moins par la voix, au point que l’on ne sait plus, à la fin, quand on retourne au magnétophone, si c’est Degrelle ou Jordens qui a été enregistré.
Ainsi, si l’on ne saurait dire que la version Guy Cassiers du Sec et l’Humide soit réellement théâtrale, du moins apporte-t-elle sous une forme originale un éclairage intéressant et le plus souvent pertinent sur les élucubrations de Degrelle et, au-delà, sur l’idéologie nazie.