Avignon 2017 (13) « Le Misanthrope politique », « La Putain respectueuse », « La Violence des riches »

— Par Selim Lander —

Le Misanthrope (politique) de Molière (OFF)

Voilà une M.E.S. (de Claire Guyot) qui dépoussière joliment une pièce du répertoire classique sans jamais la trahir. Le titre est trompeur, de même que le résumé dans le catalogue du OFF qui évoque une « version cinématographique du chef d’œuvre de Molière » alors que ce Misanthrope se joue fort honnêtement sur les planches sans le truchement d’une caméra ni de micros. Quant à l’aspect « politique », il correspond tout au plus à un prologue (muet) et à la première scène pendant lesquels Alceste et Philinte travaillent côte à côte sur un bureau, l’un à signer des parapheurs, l’autre à corriger un texte sur un ordinateur portable. Car c’est surtout en cela que la M.E.S. est moderne, grâce aux costumes et à une utilisation très astucieuse des instruments qui ont envahi notre vie quotidienne, tablettes et téléphones mobiles. Par exemple Philinte n’a pas besoin d’être présent dans la même pièce qu’Alceste. Il peut dialoguer avec lui grâce au téléphone d’Éliante en position haut-parleur. De même le valet de Célimène est-il commodément remplacé par un interphone. Mais le texte est là, tout le texte et seulement le texte fidèlement servi par les comédiens.

Les hommes portent des costumes bien coupés, à part Alceste qui ne surveille guère sa mise et tombe la veste à la première occasion. La garde robe de Célimène est  suprêmement élégante, y compris quand elle se présente en nuisette de soie noire devant ses familiers, Arsinoé incluse qui sera obligée de s’exprimer dans le bruit du sèche-cheveux de la belle. Dernière fantaisie vestimentaire : le valet d’Alceste apparaît habillé en cycliste, sac à dos et casque inclus.

Les meubles sont ceux que l’on pourrait trouver dans un salon bourgeois, bar et méridienne (à cour) avec une table (à jardin) qui n’est autre que le bureau où travaillent initialement Alceste et Éliante, censément situé dans un cabinet ministériel ou quelque chose d’approchant. La M.E.S. organise un combat subtil entre Célimène et Arsinoé pour occuper la méridienne et de même un jeu avec les quatre chaises qui encadrent le bureau, Arsinoé passant successivement sur les trois chaises pour finir au plus près de celle occupée par Alceste.

On ne dira rien d’un texte trop connu. Le dessein d’Alceste – qui « est de rompre en visière à tout le genre humain » – est aussi héroïque que ridicule et le public préfère la rouerie de Célimène (pourtant durement punie par Molière) à la misanthropie d’Alceste. Il vaut mieux souligner combien l’on se régale de voir les comédiens s’emparer des vers de Molière, comment ils font jaillir les saillies de leurs brillantes conversations – et cela vaut également pour Alceste qui n’est pas le plus malhabile à ce jeu. Les deux personnages principaux – les autres non plus d’ailleurs mais enfin ceux-là importent davantage – ne déçoivent pas. Chez Aurélie Noblesse (Célimène) l’élégance et l’assurance se combinent et la rendent irrésistiblement séduisante. Pierre Margot décoiffé, débraillé, toujours en colère campe un Alceste déjà affranchi du monde autant par sa mise que par ses discours.

 

La Putain respectueuse de Jean-Paul Sartre (OFF)

Décidément Sartre n’est pas tombé dans les oubliettes de la littérature. Après Huis Clos (notre billet n° 6) voici La Putain respectueuse, une pièce moins « métaphysique » qui se contente de transposer au théâtre une histoire tout ce qu’il y a de plus vraie. Et la vérité choque, surtout quand elle nous montre une société tellement gangrénée par le racisme que les Blancs (ceux du sud des Etats-Unis, en tout cas certains d’entre eux) font bon marché de la vie d’un Noir qui n’est coupable de rien si cela permet à un criminel blanc d’échapper à la justice. Tel est en effet l’argument de la pièce de Sartre. Cela fait d’autant plus mal que nous savons par l’actualité que l’abolition de l’apartheid aux Etats-Unis n’a pas supprimé les assassinats des Noirs innocents par des Blancs (des policiers le plus souvent).

Certes l’Amérique n’a pas l’apanage des crimes racistes. Ce qui nous choque c’est que le pays à bien des égards le plus avancé sur la voie de la civilisation les tolère encore contrairement à bien d’autres pays où ils ne sont que des épiphénomènes exceptionnels. Comment expliquer cette spécificité américaine ? Patrick Chamoiseau, lors d’une conférence récente au TOMA, qui suivit une lecture d’extraits de son livre La Matière de l’absence (2016) avançait à cet égard une explication qui vaut ce qu’elle vaut mais qui a le mérite d’exister. Selon lui, la spécificité du cas des Etats-Unis tient au fait que, contrairement aux puissances européennes qui pratiquèrent l’esclavage dans de lointaines colonies, aux Etats-Unis les plantations esclavagistes étaient installées sur le territoire national, ce qui aurait gangréné toute la société, à commencer, bien sûr, par le Sud.

On se faisait ces réflexions en regardant se débattre la pauvre Lizzie, jeune péripatéticienne tout juste arrivée de New York, face aux manigances du fils du sénateur, des flics puis du sénateur lui-même qui veulent la contraindre à faire un faux témoignage contre un Noir pour innocenter un Blanc d’une grande famille. L’éloquence du sénateur finira par emporter le morceau et lorsque Lizzie voudra se reprendre ce sera trop tard. La pièce met également en avant les inégalités sociales (Lizzie n’est pas suffisamment armée pour faire face à la rhétorique du sénateur) et les ravages de la religion. En l’occurrence, Fred, le fils du sénateur venu le premier pour négocier s’est laissé séduire par Lizzie. Dès lors il est écartelé entre ses pulsions et une culpabilité inculquée qui le fait assimiler Lizzie au péché, une contradiction dont il ne peut se sortir que par la violence…

Emilie Alfieri interprète Lizzie. Face à la perversité des « grands Blancs » du Sud, elle seule incarne la pureté, nonobstant sa profession, tandis que le Noir (Etienne Dialo) est pour sa part la figure de l’innocence bafouée. Ils sont tous les deux dans leur rôle de même que les comédiens chargés des rôles du sénateur et de Fred, odieux cyniques. La M.E.S. d’Elisabeth Chastagnier sobre mais efficace utilise à bon escient les ombres chinoises pour faire connaître au public qu’un homme (Fred, le Noir) se tient dans le cabinet de toilettes de Lizzie.

 

La Violence des riches d’après Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (OFF)

La Violence des riches – Chronique d’une immense casse sociale est un livre publié en 2013 par le couple de sociologues, adapté pour le théâtre par Stéphane Gornikowski et M.E.S. par Guillaume Baillart. Deux comédiens et une comédienne mènent la danse, plus précisément rappellent au public un certain nombre de vérités toujours bonnes à entendre et terminent par un appel à la mobilisation générale. Du théâtre politique, donc, qui ne suscitera pas la révolution mais qui contribuera peut-être à convaincre certains spectateurs à réagir, sous une forme ou une autre, contre le système d’exploitation néo-libéral.

En un peu plus d’une heure de temps plusieurs sujets brûlants sont abordés, à commencer par les écarts de fortune scandaleux, le chantage à la délocalisation, l’évasion et la fraude fiscale. Est reprise la déclaration du milliardaire Warren Buffet : « la guerre des classes existe et nous, les riches, sommes en train de la gagner ». On signale à juste titre que parler de « charges » à propos des cotisations sociales est une manière idéologiquement perverse de transformer en négatif ce qui doit être perçu positivement, à savoir la protection sociale.

Mais nous sommes bien au théâtre. Les trois comédiens se coupent la parole, endossent des rôles différents, font participer le public en lui faisant remplir un questionnaire de vingt judicieuses questions, histoire de savoir si l’on se range ou non parmi les riches.

Il y a des gags comme celui où une dame riche se présente devant un bureau officiel pour renoncer à ses privilèges. Evidemment, elle renâcle quand on lui propose de manger les produits tirés des rayons des supermarchés. Quand on lui objecte que cette « malbouffe » est la nourriture ordinaire du bon peuple, elle a le cri du cœur : « ils sont habitués depuis qu’ils sont tout petits ; ils ont grossi avec ça ! » Autre gag : à un moment les lumières s’éteignent. Les riches sont entrés, nous annonce-t-on (sous-entendu ils veulent censurer un spectacle qui les dénonce) ; un autre comédien surenchérit : « ils [les riches] ont eu une invitation ! » On sait en effet que richesse et pouvoir allant de pair, les (vrais) riches sont souvent invités dans des manifestations où les moins riches doivent payer leur entrée tandis que le petit peuple n’a que le droit de financer par ses impôts des spectacles lourdement subventionnés auxquels il n’assistera jamais…

Déprimant ? Entre le racisme dénoncé par Sartre et les inégalités sociales stigmatisées par les Pinçon-Charlot, il y a des jours comme celui-là où le théâtre vous laisse un drôle de goût dans la bouche.