— Par Selim Lander —
Une pièce de Thomas Bernhard mise en scène par le prestigieux Krystian Lupa, on pouvait imaginer une moins bonne façon de clôturer le IN (qui a fermé ses portes le 24 juillet). Un vieux professeur de mathématiques, juif autrichien, s’est exilé en Angleterre pendant la Deuxième guerre mondiale ; de retour à Vienne après la guerre, il a constaté que rien n’avait changé, que les anciens nazis étaient toujours là sous l’étiquette de catholique ou de nationaliste ; il a, ce qui n’arrange rien, pris un appartement en plein centre, place des Héros, l’endroit même où les Autrichiens ont acclamé Hitler lors de son entrée dans la ville, en 1938. Ecœuré par l’atmosphère délétère qui règne en Autriche, il s’est résolu à regagner Oxford. Les malles sont déjà bouclées lorsqu’il se suicide. La pièce commence le jour de son enterrement.
Bernhard, lui-même autrichien, né en 1931, a connu le régime hitlérien dans sa jeunesse ; il a écrit la pièce sur le coup de l’affaire Waldheim (qui avait révélé le passé nazi du président fédéral d’Autriche, ancien secrétaire général des Nations Unies). Lors de la création à Vienne, en 1989, la Place des Héros a déclenché un scandale (qui n’a pas empêché qu’elle soit jouée une centaine de fois), tant elle contenait de mots durs sur la classe politique autrichienne et les Autrichiens en général.
Lupa, pour sa part, est polonais. On comprend que la pièce de Bernhard ait trouvé une résonnance chez lui, alors que l’actualité de son pays – où l’empreinte du catholicisme est par ailleurs particulièrement vivace, comme l’on sait – est marquée par le nationalisme et la xénophobie. Il l’a montée avec des comédiens lituaniens et c’est donc en lituanien sous-titré qu’elle est présentée lors du festival. C’est dommage, évidemment, mais il en va ainsi dans le IN où l’on a déjà entendu, cette année, du Hölderlin en grec, alors pourquoi pas du Bernhard en lituanien ?
La pièce se déroule en trois actes et trois lieux distincts. 1) Les deux domestiques de la famille, qui s’activent à l’office, exposent la situation à leur façon. 2) Sur une place de Vienne, après l’enterrement, les deux filles du professeur discutent entre elles des affaires familiales en attendant leur oncle ; quand ce dernier arrive, il se lance, pour expliquer le suicide de son frère, dans de longues diatribes contre l’Autriche et les Autrichiens. 3) De retour dans l’appartement, dans la salle à manger ; huit convives sont prévus ; on discute à nouveau sur la situation de l’Autriche en attendant la veuve et son fils, en retard ; à leur arrivée on se met à table.
Dans la version proposée en Avignon, la pièce dure 4h20 (une heure de moins en enlevant les deux entractes). C’est la manière de Lupa mais c’est bien long pour une pièce où l’on se contente pour l’essentiel de discourir. Car il n’y a aucune action : en avançant on n’apprend que quelques détails nouveaux sur les caractères des personnages, sur celui de la mère, en particulier ; on entend également des considérations sur les avantages respectifs de la vie en ville ou à la campagne (qui traduisent directement la préférence de Bernhard pour la seconde). Sur ce point comme sur la corruption de la classe politique et la rémanence du nazisme dans la population autrichienne, l’oncle se fait le porte-parole de l’auteur.
Le décor fermé sur les trois côtés ne bouge pas (sauf pour quelques rares meubles : déménagement oblige). C’est simplement par des projections d’images qu’il devient tantôt l’intérieur d’un appartement, tantôt un parc à l’extérieur. C’est réussi, de même que l’accompagnement sonore réduit presque uniquement aux bruits de fond de la ville.
Le premier acte, le plus long (1h15), paraît interminable. Les monologues de l’intendante de la maison sont interrompus par des pauses entre chaque phrase, sans autre effet que d’étirer inutilement la durée. Le deuxième acte est le plus intéressant dans la mesure où il délivre l’essentiel de la position de Bernhard, cependant, même si le débit s’est accéléré, il s’avère inutilement répétitif. D’autant que l’oncle reprendra ses explications au troisième acte, si bien que, en dépit de l’apparition de personnages supplémentaires, celui-ci n’apporte pas à la pièce le renouvellement espéré.
Malgré l’actualité du propos, y compris chez nous (comment ne pas se sentir concernés lorsque, pour ne citer qu’un exemple, l’auteur dénonce la trahison des hommes politiques prétendument « socialistes » ?), il souffre d’être à sens unique et sans aucune nuance. Or ce qui est excessif est dérisoire, n’est-ce pas ?
En définitive, si la pièce déçoit, c’est moins du fait de Lupa (en dehors du premier acte qui a fait fuir certains spectateurs) que de Bernhard : La Place des Héros est en effet un pamphlet plus qu’une pièce de théâtre.