Par Selim Lander
Le décor fait son théâtre
Le IN est un lieu d’expériences, ce qui ménage de bonnes comme de moins bonnes surprises. ESPÆCE d’Aurélien Bory fait partie des très bonnes. Son titre combine les deux termes du texte de Perec, Espèce d’Espace, dont A. Bory dit s’être inspiré, particulièrement de sa dernière phrase :
« Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes »
La proposition est très générale et l’on pourrait l’illustrer de multiples façons. Dans ESPÆCE les traces sont non-verbales et quand des chants se font entendre on n’en comprend pas les paroles. Si ce spectacle est à classer dans le théâtre d’objets, l’expression n’est pas à prendre au pied de la lettre, de la lettre « S » précisément, puisqu’il n’y a ici – en dehors du prologue, un ballet de trois barres de fer suspendues horizontalement, aussi longues que la scène de l’Opéra d’Avignon est large – qu’un seul objet, mais géant : le décor, soit au départ un simple mur gris qui ferme toute la scène (on imagine donc son ampleur).
Evidemment ce mur percé de deux portes n’est pas statique : à plat au départ, on découvre progressivement qu’il est fait de quatre éléments solidaires, exactement comme un paravent. Mû par les cinq artistes rassemblés pour l’occasion (une chanteuse et un chanteur, une contorsionniste et deux acrobates) et par deux machinistes, il prend toutes les configurations possibles. Et lorsqu’apparaît le côté pile qui révèle la structure alvéolée de l’ensemble, en bois clair, l’atmosphère change complètement.
Tel un magicien, A. Bory transforme les spectateurs du IN d’Avignon en enfants émerveillés. Tout est fait pour plaire ici. Même les grondements qui accompagnent les premiers mouvements du mur se font discrets. Tout est lenteur, harmonie et, osons le mot, grâce. Si nous n’avions pas été convaincu, il y a trois ans, par Azimut, du même A. Bory, avec des acrobates marocains[i], il atteint avec ESPÆCE une réussite éclatante.
C’est toujours un peu risqué de partir d’une grande figure du théâtre pour construire un spectacle personnel. Fera-t-on, sinon aussi bien que l’original, quelque chose qui n’ait pas à rougir de la comparaison ? Nicolas Bonneau remporte son pari haut la main. Bien qu’il se présente volontiers comme un conteur, son spectacle démontre qu’il est également un bon comédien. Le sujet (principal) est précisément celui indiqué par le titre : le protagoniste, qui se prétend lui-même misanthrope, est à la recherche d’alter ego ; il en rencontre quelques-uns. Mais il n’est pas question de pleurer sur leur sort ! Le spectacle est drôle de bout en bout. À commencer, au début, par l’évocation de la fête d’anniversaire du protagoniste, un morceau d’anthologie. Il n’est pas que drôle. Comme ESPÆCE, bien qu’avec infiniment moins de moyens (nous sommes ici dans le OFF), Looking for Alceste n’est pas dépourvu de grâce. Cela est dû à la musique interprétée sur la scène par une chanteuse et une violoniste, au décor de forêt qui apparaît à la fin comme un cadeau supplémentaire et tout autant à la personnalité de N. Bonneau : son humour est tout en nuances ; il égratigne sans jamais ridiculiser ; il y a de la poésie dans son comique. Et il nous fait entendre de temps en temps les vers de Molière, ce qui, bien sûr, ne gâche rien.
Relative déception, par contre pour cette pièce de Falk Richter, auteur-metteur en scène berlinois associé à la Schaubühne, pourtant une reprise du festival 2015. Le sujet ne manque pas de pertinence : critiquer le fonctionnement de l’entreprise dans l’environnement néo-libéral actuel, la compétitivité à tout prix, le burn-out des cadres. Cependant l’angle d’approche du sujet est trop direct. Aucune action mais les discours de trois personnages, trois cadres d’une entreprise de conseil : deux battants et un looser. Au début, dans un long monologue, le looser raconte son enfance dans un pays nordique (d’où la glace). Puis interviennent les deux autres et leurs boniments censés promouvoir les qualités du manager moderne. Le looser se confronte à eux, à son détriment, évidemment. Mais tout cela n’est pas très clair, car il est quand même embauché et remplit quand même sa tâche, à sa façon décalée. Ainsi se vante-t-il de pénétrer systématiquement en retard dans les avions afin de jouir du plaisir dérisoire de s’entendre appeler dans les haut-parleurs des aéroports et de retarder perversement tous les passagers (!)
Il y a donc plusieurs thèmes qui se mélangent dans cette pièce, sans logique apparente, et, surtout, les discours des cadres censés représenter l’esprit du capitalisme moderne, trop convenus, ne nous apprennent rien qu’on ne sache déjà. Les comédiens font ce qu’ils peuvent, parfois fort bien, mais l’on ne peut s’empêcher de constater que cela fait beaucoup d’énergie dépensée pour enfoncer des portes ouvertes. Une mise en scène plus imaginative que celle de Vincent Dussart aurait-elle pu rendre cette pièce moins « glaçante » ? On en doute. Ce texte ne peut plaire qu’à des spectateurs ravis d’entendre ce dont ils sont convaincus d’avance. Mais va-ton vraiment au théâtre pour cela ?
[i] Cf. http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/ouverture-de-la-saison-du-pavillon-noir-et-du-grand-theatre-a-aix-en-provence/