Par Selim Lander
« Le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité » (Denis Diderot). En nos temps troublés par des adeptes d’une certaine religion, cette vérité est bonne à entendre. Deux pièces qui n’abordent pas cette religion-là mais le christianisme nous amènent à réfléchir sur les conséquences de cette bizarrerie intellectuelle qu’est la foi en un dieu invisible et muet. La première saisit une femme au plus intime d’elle-même. La seconde emprunte la forme du débat socratique, version XVIIIe siècle.
Du domaine des murmures
Carole Martinez a obtenu le « Goncourt des lycéens » en 2011 pour ce roman qui se passe dans un Moyen-Âge de légende, de mystère et de foi. La foi est d’abord celle de l’héroïne, Esclarmonde, fille du seigneur des Murmures, qui décide de se consacrer à Dieu et de se faire emmurer vivante dans un cachot plutôt que d’épouser l’homme choisi pour elle par son père. Un bébé naît, qui porte les stigmates. Il n’en faut pas plus pour faire d’Esclarmonde une sainte. Telle est l’anecdote mais le roman vaut surtout par sa langue et par l’atmosphère pressante qu’il parvient à créer. On comprend que José Pliya, qui avoue une prédilection pour le Moyen-Âge, ait désiré l’adapter pour le théâtre. Créé en 2015 au Théâtre de Poche, à Paris, avec la comédienne Valentine Krasnochok dans une mise en scène du même J. Pliya assisté par Danielle Vendé, il est repris en Avignon avec désormais Léopoldine Hummel.
On ne saurait imaginer un écrin plus adapté à cette pièce que la minuscule chapelle du Théâtre des Halles. Installée sous la croisée d’ogives, la comédienne, malgré les spectateurs qui lui font face, doit se sentir dans une situation très proche de celle de l’héroïne qu’elle a la charge d’incarner. C’est en tout cas, pour nous, les spectateurs, une raison de plus d’adhérer à ce conte fantastique. L. Hummel passe de l’exaltation au désespoir, de la tendresse maternelle au commandement impérieux (car sa « sainteté » lui a donné un pouvoir sur les gens du dehors). Quand elle penche la tête en avant, sa longue chevelure blonde dénouée fait comme une prison de plus dans laquelle elle s’est recluse. Elle chante et ces moments-là sont les plus bouleversants.
La scénographie est réduite au minimum : un rectangle de gravier de moins d’un mètre carré dont la comédienne ne s’éloignera que tout-à-fait à la fin, un minuscule tabouret, l’éclairage parcimonieux, sauf par de rares éclairs. Tout est fait pour évoquer l’enfermement, le confinement.
Un bémol qui ne surprendra pas les lecteurs habitués de nos chroniques et qui nous savent viscéralement opposés à l’usage de l’amplification au théâtre – sauf les cas qui la rendent indispensable (plein air, dimension excessive de la salle de spectacle). Comment pourrions-nous, dans ces conditions, adhérer au parti de faire parler la comédienne dans un micro pendant presque toute la durée de la pièce ? On a entendu les explications qui nous étaient données : la micro avec sa longue tige, c’est une manière de représenter la « bouche de pierre », le trou à travers le mur du cachot par l’intermédiaire duquel Esclarmonde communique avec l’extérieur. Comme c’est le seul objet manipulé par la comédienne, il est encore pour elle le moyen d’exprimer une certaine sensualité, en particulier quand elle se met à chanter. Le micro c’est enfin l’élément de modernité qui doit nous inciter à faire le lien entre le Moyen-Âge et aujourd’hui. Ces intentions sont recevables. Discutables aussi : était-il vraiment nécessaire de nous ramener au présent au risque de casser la magie qui opère si facilement dans cette histoire et dans ce lieu ? À la sortie de ce spectacle émouvant, saisissant par moments, on reste avec cette interrogation.
Entretien d’un philosophe avec la maréchale de…
Changement complet de discours avec Diderot. Dans le roman de Martinez, la critique de l’aliénation religieuse est implicite. Il n’est pas normal à nos yeux de modernes de s’emmurer dans un cachot et de se consacrer à un dieu plus qu’hypothétique. La mentalité qui imprègne Du domaine des murmures est celle du Moyen-Âge. Celle du texte de Diderot est « libertine », au sens de « libre-penseur ». Publié en 1776, on peut le rapprocher du Dialogue entre un prêtre et un moribond de Sade qui lui est postérieur de quelques années (1782). Deux comédiens, Chantal Ray et Gérard Volat, ont décidé de monter l’Entretien. Ils le font précéder d’une présentation de Diderot et des circonstances de la naissance du texte, lesquelles méritent en effet d’être contées. Car c’est alors qu’il négociait l’achat de la collection de Crozat de Thiers pour le compte de Catherine II de Russie que Diderot fit la connaissance de la fille de Crozat, épouse du maréchal de Broglie. Moyennant quoi, on peut être philosophe et homme d’affaires en même temps.
Le dialogue lui-même ne manque pas d’intérêt encore aujourd’hui. Le philosophe explique que si la foi chrétienne et sa morale peuvent aider les fidèles à se comporter d’une manière conforme à la morale naturelle, c’est tant mieux, mais que l’on peut se conformer à celle-ci sans avoir besoin de celles-là. Au demeurant, remarque-t-il, il n’a jamais vu de chrétiens, ce qu’il justifie par l’exemple de la coquette qui se rend à la messe tout en exposant ses appas, en contradiction avec l’Evangile qui déclare que « celui qui a convoité la femme de son prochain a commis l’adultère dans son cœur ». Que dire alors de celle qui, volontairement, induit son prochain en tentation ?
Ce passage pose un problème de jeu : faut-il une comédienne pourvue d’appas en conséquence ? Ce n’est pas le cas de celle qui interprète la maréchale en Avignon, qui n’est plus de la première jeunesse. On peut faire valoir à ce propos que le texte présente le dialogue comme d’outre-tombe, et donc entre deux personnes qui, effectivement, ne sont plus de la première jeunesse. Il n’empêche que cette partie tombe un peu à plat, si l’on ose dire.
Le texte, quant à lui, n’est pas donné en entier, sans nul doute dans un souci de rectitude politique. Il y manque, par exemple, cette mention de ce que l’on appelle désormais « la guerre des civilisations » : « il n’y a pas un musulman qui n’imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint Prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants ».
Nul besoin d’insister sur la pertinence de monter ce texte. Par contre, l’interprétation laisse un peu sur sa faim. C’est d’autant plus étonnant que l’on nous a rappelé au début que Diderot fut également l’auteur du Paradoxe sur le comédien, dans lequel il déclare en particulier ceci : « Nous sentons, nous [spectateurs] ; eux [comédiens], ils observent, étudient et peignent ». Or l’Entretien tel qu’il est monté en appelle bien plus à notre intelligence qu’à notre cœur. Cela tient en grande partie au texte, à l’intention didactique évidente. Cela tient également au jeu compassé à l’extrême et qui ménage trop de silence se continuant indûment.