Par Selim Lander
Première journée au festival d’Avignon 2015 avec deux Shakespeare au programme. Le très attendu Richard III de la Schaubühne (Berlin), mis en scène par Thomas Ostermeier, à l’Opéra d’Avignon, et le Roi Lear présenté dans la Cour d’honneur par le directeur du festival, Olivier Py.
Le Richard III de Thomas Ostemeier
Grand succès de Richard III, qui tient essentiellement à l’interprétation de Lars Eidinger dans le rôletitre. Il joue avec un réalisme étonnant l’être contrefait, jaloux du monde entier, dévoré d’ambition et foncièrement maléfique imaginé par Shakespeare. Affublé d’une bosse sur l’épaule gauche et d’un casque de cuir, avec un soulier démesurément allongé qui dissimule une autre malformation congénitale, les jambes torves, vouté, la démarche ondulante, physiquement inquiétant, il l’est plus encore par son cynisme, ses manipulations constantes, les mensonges grossiers et les clins d’œil destinés à nous rendre complices de ces crimes.
Richard restera toute sa vie avec sa bosse et ses jambes torves[i] mais connaîtra une transformation physique notable au moment de son accession à la royauté, grâce au corset qui fait disparaître son voûtement. Son apparence ne gagnera pas pourtant en dignité, dans la version Ostermeier, sa Royauté étant vêtue seulement du-dit corset et d’un slip… Le metteur en scène, comme Olivier Py (cf. infra), ne rechigne pas à montrer les hommes nus. Il en va ainsi pour Clarence, au moment où il est assassiné suite aux manigances de son frère Richard. Et pour Richard lui-même lorsqu’il se met à nu devant Lady Anne afin de la convaincre (fallacieusement) de son amour.
Richard a conquis sa couronne par une suite de crimes, y compris l’assassinat de deux enfants, les princes héritiers de son frère le roi Edouard (représentés ici par deux marionnettes). Il s’est aliéné la plus grande part de la noblesse. Or c’est au moment où il lui faudrait toute sa cruelle habileté pour défendre son pouvoir que les forces lui font défaut, que les remords l’assaillent. La scène du cauchemar au cours de laquelle ses victimes viennent prédire sa perte est particulièrement réussie. Cette deuxième transformation de Richard, psychologique celle-là, est traduite visuellement par le masque blanc qu’il étale sur son visage : il est à table, une assiette devant lui ; la nourriture ne passe pas ; il la recrache et c’est avec le contenu de l’assiette qu’il enduit son visage d’une épaisse couche blanche.
Ce geste, accompli comme un rituel (d’expiation ?), est d’une nature très différente de l’entartrage humiliant qu’il pratique sur Buckingham lorsqu’il commence à douter de sa fidélité.
Le décor est simple et efficace : des échafaudages en fond de scène sur deux étages, avec un poteau de descente comme dans les casernes de pompiers. Une porte par laquelle on peut faire entrer et sortir un plateau portant un lit ou une table. Accessoire essentiel : le micro qui pend des cintres, qui sert également de projecteur et de caméra.
La présence de Lars Eidinger, son talent, son bonheur de jouer sont tels qu’il écrase ses partenaires. Ainsi la colère des deux femmes, Elizabeth, l’épouse d’Edouard (Eva Meckbach) et Lady Anne (Jenny König), apparaît-elle bien timide face à la démesure de Richard. Elles cèdent bien trop facilement aux exigences de leur bourreau. Seul Thomas Bading (Edouard) semble disposer d’une autorité (d’acteur) suffisante pour donner la réplique à Eidinger.
Photos : Arno Declair
Le Roi Lear d’Olivier Py
Shakespeare n’avait pas beaucoup d’estime, dans son théâtre du moins, pour les personnes royales. Elles sont souvent chez lui en proie à leurs démons intérieurs, incapables de se comporter sainement et condamnées à mourir d’outrageuse façon. Pour ne considérer que ces deux là, Richard III est un tueur psychopathe et Lear sombre dans la folie parce qu’il est incapable d’assumer les conséquences d’une décision erronée. Dans tous les cas, ces monarques sont les artisans de leur propre perte.
On n’est pas surpris que Py se soit intéressé à Lear. La démesure (présente chez Lear comme chez Richard), les tirades interminables, les cris et les gémissements font également partie du vocabulaire de Py dramaturge. La démesure est aussi présente dans l’architecture de la Cour d’honneur, mais cela ne signifie pas qu’il soit plus facile d’y monter Shakespeare qu’un autre auteur. L’immensité de la scène et du mur du palais, à l’arrière, constituent un défi pour tous les metteurs en scène. En l’occurrence, Py et son scénographe Pierre-André Weltz ont construit un plateau en bois brut au-dessus du plateau permanent. Un mur de planches dissimule un ensemble de gradins que l’on peut scinder en deux et qui symbolisent les royaumes respectifs de Goneril (Amira Casar) et de Régane (Céline Chéenne). Également sur le plateau, un piano. Lorsque Lear (Philippe Girard) renonce à vivre chez ses filles et se met à battre la campagne (au propre comme au figuré), une partie des planches est ôtée, ce qui permet de dégager un espace ovoïde couvert de terre qui, copieusement arrosée, devient en fait de la boue. C’est là où se produiront désormais Lear et ses compagnons – Kent (Eddie Chignara) et le Fou (Jean-Damien Barbin) – ainsi qu’Edgar (Matthieu Dessertine), le fils légitime de Gloucester (Jean-Marie Winling), qui a dû s’enfuir après avoir été trahi par Edmond (Nazim Boudjenah), son frère bâtard. Cet espace boueux dissimule une trappe par laquelle les comédiens peuvent disparaître comme s’ils étaient aspirés par des sables mouvants.
Nudité, disions-nous ? Edgar que la trahison a rendu fou, a décidé de vivre comme un mendiant. Dans la version de Py (qui a lui-même retraduit la pièce), il se promène entièrement nu. Et Lear, lui aussi gagné par la folie, s’étant pris d’amitié pour Edgar, se dénude entièrement à son tour. Quant à Edmond qui est arrivé sur scène au guidon d’une moto, et s’il apparaît donc vêtu d’une combinaison de motard en cuir, on le voit souvent torse nu lorsqu’il se livre à certaines privautés sur les deux méchantes reines, toutes deux fort entichées de sa personne.
Cordelia est interprétée par une charmante jeune femme (Laura Ruiz Tamayo), en tutu immaculé et chaussons, qui se déplace sur les pointes, une gracieuse apparition comme il sied à son personnage. Elle sera tout aussi gracieuse mais maculée lorsqu’elle retrouvera son père, à la fin, dans son champ boueux.
Toutes ces idées de mise en scène séduisent ; les comédiens sont talentueux. Pourquoi le spectacle laisse-t-il néanmoins insatisfait ? D’abord, sans doute, parce que Le Roi Lear n’est pas la meilleure pièce de Shakespeare sur le plan dramaturgique. Que fait en effet le personnage central, Lear ? Ayant commis la bévue initiale de partager son royaume entre ses deux filles aînées, sans rien laisser à Cordelia, la seule qui l’aime mais qui n’a pas su le lui dire, il passe le reste de la pièce à accuser ses filles et à gémir sur son triste sort. Il y a bien quelques péripéties qui naissent de la rivalité entre les deux aînées, comme entre Edmond et Edgar, mais l’on n’est loin de l’inventivité dramatique que Shakespeare démontre habituellement. Les plaintes répétitives de Lear deviennent vite lassantes. Par ailleurs, les comédiens sont amplifiés, ce qui ne les empêche pas de crier fort (en particulier le Fou), et ceci place les spectateurs dans un état inconfortable. Nous avons souvent dénoncé l’usage abusif des micros aussi bien dans le domaine de la musique que du théâtre. Ici, il n’était nullement nécessaire. Est-il nécessaire de rappeler que, jusqu’à récemment, les comédiens ont toujours joué dans la cour d’honneur sans que leur voix ait besoin d’être amplifiée ?
Photos : Ch. Raynaud de Lage
[i] Sauf dans la scène du duel avec les fantômes. Est-ce parce qu’il rêve cette scène et peut donc s’imaginer dépourvu de cette infirmité ?