Par Selim Lander – Neuf comédiens : sept garçons et deux filles. Parmi les garçons, deux n’ouvriront pas la bouche : celui qui interprète l’adolescent (cf. infra) et celui qui, dissimulé sous un masque de gorille, fait le machiniste sur le plateau. Au centre, un bureau imposant et le fauteuil qui va avec. Sur les côtés, des tables, un divan, quelques chaises, une caméra, des micros. Au départ, le rideau de fond de scène représente la façade endommagée du palais de La Moneda, siège de la présidence chilienne, là où Salvador Allende s’est suicidé le 11 septembre 1973. L’action de la pièce, qui se passe ce jour-là, n’est nullement respectueuse des faits. Nous assisterons à plusieurs tentatives parodiques du président pour enregistrer son discours (authentique) d’adieu au peuple chilien, entouré par quelques-uns de ses ministres qui le houspillent et donnent de lui l’image d’un pantin sans consistance : une satire du monde de la télévision et de ses animateurs (ici les ministres) et de leur comportement de diva⋅ Marco Layera, le directeur de la troupe chilienne La Re-Sentida, vise à un théâtre insolent et provocateur, et il y parvient incontestablement⋅ Il faut, en effet, un certain culot pour déboulonner l’idole de la gauche chilienne, ce qui explique que La Imaginación del Futuro ne soit pas toujours bien accueillie par les Latino-Américains.
Les tentatives de captation du discours s’interrompent au moment où Allende, fatigué, éprouve le besoin de faire la sieste (!) Intervient alors « l’adolescent » qu’on sort de la boite dans laquelle il était enfermé, un jeune chilien emblématique de la classe populaire aujourd’hui, un garçon dont l’avenir apparaît bouché⋅ Une quête est organisée parmi les spectateurs pour lui offrir des études convenables ; un spectateur réticent est pris à parti par une comédienne : dépoitraillée, elle se dit prête à tout pour le convaincre, y compris à pratiquer une fellation (!). Ce morceau de grand guignol tombe à pic pour dissiper l’impression de gêne qu’on ressent obligatoirement quand on est mis face à ses contradictions : car si nous déplorons la misère du monde, que faisons-nous concrètement pour la soulager ; et si nous faisons quelque chose, en faisons-nous assez ? L’adolescent a envie de découvrir la mer. S’ensuit un épisode drolatique avec les ministres en maillots de bain, mais l’adolescent, quant à lui, est réduit à vendre des boissons sur la plage. Son histoire vire au tragique quand il meurt, touché par une balle perdue (incarnée par un comédien), lors d’une manifestation. La mère en pleurs est assaillie par les médias.
Allende se réveille alors pour de nouvelles tentatives de dire son discours (à chaque fois, le décor du fond de scène est modifié en fonction de la nouvelle ambiance décidée par les ministres). Apparaît ensuite la poupée d’une jeune fille sortie d’outre-tombe, qui interpelle le président. Manipulée par deux comédiens, elle le rend responsable de la terreur qui suivit son passage au pouvoir. Tel est en effet, d’après Layera, le véritable sujet de la pièce :
« Nous posons des questions nouvelles, des questions douloureuses qui peuvent incommoder mais nécessaires. Ce rêve [la république d’Allende] valait-il la peine contre dix-sept ans de dictature et de violence ? Ou contre les vingt-cinq années de ‘transition vers la démocratie’ pendant lesquelles le système néolibéral s’est consolidé ? Cette utopie était-elle possible ? »
Allende finit par mourir, pas par suicide, mais en conséquence du bombardement du palais…
Layera se veut le porte-parole d’une génération « absolument désabusée » et en proie à une contradiction existentielle : nourrie par une éthique progressiste, révolutionnaire, elle constate que celle-ci ne correspond plus à la réalité. Alors que faire, à défaut d’apporter des solutions ? Faire rire pour faire réfléchir, puisque cela permet d’ouvrir sur l’ironie, la cruauté, l’absurde aux « pouvoirs inquiétants et corrosifs ».
Layera atteint incontestablement son (modeste) objectif. La Imaginación del Futuro est un spectacle drôle, enlevé, et qui, par le décalage qu’il entretient volontairement entre la réalité et la fiction, nous conduit effectivement à porter sur l’histoire dramatique du Chili un regard neuf. Ce qui n’implique pas que nous devions adhérer à sa vision parodique d’Allende.
Crédit photos : Ch. Raynaud de Lage.