Par Selim Lander – Lemi Ponifasio est l’un de ces metteurs en scène internationaux en vogue invités dans le monde entier. L’engouement des programmateurs des festivals les plus prestigieux pour certains hommes de théâtre sortis de nulle part et qui deviennent des vedettes que l’on s’arrache, est semblable à celui qui favorise certains plasticiens contemporains, chouchous de toutes les biennales, sans que leur supériorité apparaisse toujours évidente par rapport à leurs concurrents sur le marché de l’art. En l’occurrence, Lemi Ponifasio nous vient de Samoa, dans le Pacifique, accompagné d’une troupe de Maoris. Son travail, qui se situe « à la lisière du poétique et du mystique » selon le tract distribué aux spectateurs, est censé créer « les conditions d’un abandon, d’un état d’éveil ». Dans un entretien reproduit dans le dossier de presse, Ponifasio déclare que « le théâtre est l’endroit où écouter [notre] âme ». Participer à son spectacle, ce serait, selon lui, « une prière, un cri, une cérémonie pour célébrer une nouvelle vie… C’est être le silence, avec la vérité ». « La vérité » : rien de moins !
Mieux vaut donc être empreint d’une bonne dose de mysticisme pour adhérer à la démarche de Ponifasio. Mais, après tout, il n’est pas besoin d’entrer dans les intentions d’un artiste pour aimer ce qu’il fait. Bien souvent, nous voyons dans une œuvre – et nous l’apprécions pour cela – tout autre chose que ce que l’artiste avait en tête.
La présentation de I Am, cette année, dans la Cour d’honneur du Palais des papes est liée à la commémoration de la Première guerre mondiale. De celle-ci, cependant, il n’est nullement question : il faut simplement accepter de voir dans I Am « un cri assourdissant vers le ciel à l’occasion de son souvenir [de la Grande guerre] ». Des projections d’images du premier conflit mondial étaient annoncées, elles n’ont pas eu lieu. De même Ponifasio était-il présenté comme quelqu’un qui associe systématiquement des habitants à ses spectacles : on attendait donc avec impatience l’intervention des Avignonnais mais ils ne sont jamais arrivés. À moins que les deux dames blanches, réduites à un rôle de figurantes, que l’on aperçoit au début, ne soient avignonnaises ? On les distinguait des autres parce qu’elles étaient blanches, justement, tous les autres étant, pour autant qu’on pouvait en juger, originaires du Pacifique.
Et, de fait, nous avons entendu pour commencer deux très longs chants maoris, l’un par un homme qui est resté immobile sur la scène pendant que, derrière lui, des ombres poussaient des parallélépipèdes rectangles (cercueils, caisses de munitions ?), l’autre par une femme qui se déplaçait d’un côté à l’autre de la scène en roulant des yeux. Ces chants religieux qui sont destinés, paraît-il, à obtenir une assistance spirituelle, apparaissent plutôt belliqueux au spectateur non averti. Il y eut également quelques textes parlés mais, comme rien n’était traduit, on ne les a pas davantage compris que les chants. Le spectacle lui-même, du point de vue visuel donc, consistait principalement en de (très) lentes processions des officiants (on ne saurait parler ici de comédiens) maoris au nombre d’une quinzaine, sur un fond musical de grondements qui devaient probablement vouloir évoquer des bombardements lointains. Seuls événements marquants du spectacle : 1) un simulacre de combat entre deux « officiants » ; 2) le changement d’inclinaison du mur qui barrait la scène sur toute sa longueur, pour lui donner un angle plus obtus de telle sorte que l’on puisse marcher dessus ; 3) l’arrivée depuis le haut du mur d’un homme entièrement nu, à l’exception de son étui pénien, qui a commencé à descendre vers le public avant de s’effondrer, les bras en croix, et de se mettre à tressauter en une sorte de gigue couchée (avec amplification sonore des chocs contre le mur – en fait une cloison en bois), pendant qu’un autre homme, en contrebas, lançait des œufs qui s’écrasaient autour de lui, puis ce même homme en contrebas, ayant épuisé ses projectiles, s’est mis à arpenter la scène à quatre pattes à la manière d’un gorille ; 4) enfin, projection, sur toute la surface de la façade du Palais des papes qui fait face au public, d’une vidéo montrant de l’eau qui tombe depuis le toit du Palais à la manière d’une chute ou une cataracte.
Chacun a pu interpréter ces images, ces tableaux vivants, à sa façon : ceux qui, victimes d’un incoercible ennui, ont quitté le spectacle avant la fin ; ceux qui, par politesse ou curiosité, sont restés jusqu’au bout et applaudi mollement ; ceux qui, séduits par la démarche artistique et – pourquoi pas mystique de Ponifasio – ont applaudi plus vigoureusement.