Dernière représentation mercredi 20 juin au TOM à 19H30
« Comédies tragiques », d’après Catherine Anne
— par Janine Bailly —
Après nous avoir l’an passé conquis en nous faisant entrer, sur les pas de Sacha Guitry, dans l’intimité de quelques couples particuliers, la compagnie de théâtre-amateur Les Buv’Art a choisi, pour son nouveau spectacle, d’élargir son horizon, et donc aussi le nôtre, car le théâtre, s’il est fait pour distraire, peut aussi nous inviter à regarder d’un œil sagace le monde comme il va, ou plutôt comme il bégaie. Laurence, actrice et responsable de la mise en scène, soutenue par de fidèles acteurs que l’on aime retrouver, nous convie à une pièce intitulée Comédies tragiques. Écrite et créée en 2011 par Catherine Anne, alors en charge du TEP (Théâtre de l’Est Parisien), l’œuvre est, selon les paroles mêmes de la dramaturge, une prise de position politique : « Je crois à la force de l’écriture dramatique pour saisir au présent ce qui nous trouble et ce qui trouble notre société. Je me sens violemment interpellée par la tournure que prend notre monde, et suffisamment touchée dans mon identité de citoyenne, de femme et d’artiste pour éprouver l’ardent besoin d’écrire… Comédies tragiques ».
De ce texte qui se veut engagé, les Buv’Art ont retenu treize tableaux, qui s’enchaînent séparés par de courtes récitations poétiques assez émouvantes, interludes pour dire que sans doute la poésie est une respiration nécessaire dans un monde devenu trop violent et cruel — cruel, hélas ! tout autant en 2018 qu’il pouvait l’être en 2011. Il faut signaler d’abord la performance de la troupe qui, affectée par le départ d’un de ses membres malade, a su dans l’urgence faire une nouvelle répartition des rôles afin de ne pas nous priver d’un spectacle annoncé — et impatiemment attendu par certains d’entre nous !
Le montage des tableaux retenus, divers et d’inégal intérêt, et que je qualifierais tour à tour, selon le sujet qu’ils traitent et la façon dont ils sont joués, de saynètes sérieuses ou de sketches plus comiques, ce montage m’a semblé faire que se succèdent deux temps dissemblables : une première partie, extrêmement bien menée, nous plonge sans ambages au cœur d’une société victime du chômage et de ses préjugés. Sans pathos mais au contraire dans l’humour, la bonne humeur et le rire, nous sommes invités à nous regarder au miroir qui nous est tendu. Il y aura ceux-ci qui participant à un jeu télévisé croient pouvoir se vendre afin de retrouver un travail ; cet autre fraîchement immigré venu se perdre à Pôle-Emploi, qui dans des confusions langagières ne comprendra rien aux subtilités d’une administration obtuse, et pour lequel une employée utopiste déclamera quelque poème en guise de solution ; celle-là encore qui, lors d’un entretien d’embauche, poussée à bout après une trop longue attente — n’a-t-elle pas « poireauté » de longues heures dans le couloir ? — se déchaînera jusqu’à prendre au col son interlocuteur, resté insensible à un premier numéro qu’elle aurait voulu de charme. Mais si le chômage est au centre, d’autres fléaux irréductibles sont là, en filigrane, le racisme et le sexisme latents, l’individualisme et l’incompréhension, l’abus de pouvoir des puissants et l’égoïsme des politiques, la détresse des plus démunis et la peur de perdre une place, aussi débilitante soit-elle ! Sans omettre l’absurdité d’une société qui se fait kafkaïenne : belle idée de mise en scène que cette ronde infernale, la demandeuse d’emploi à la poursuite angoissée d’une employée au sourire indéfectible, qui l’entraîne dans le labyrinthe de l’impossible rendez-vous à décrocher comme dans celui du numéro de téléphone à trouver, ce fameux « numéro unique » qui vous demandera « des heures de patience » avant qu’on ne vous réponde !
Le titre en forme d’oxymore trouve dans cette première partie du spectacle sa justification : si l’avers est le rire, le revers est le drame. Mais ce titre se comprend aussi puisqu’une seconde partie se montre plus grave, et le public ne s’y trompe pas, qui réfrène un tant soit peu ses éclats de joie. Peut-être aurait-il fallu revoir l’ordre des scènes choisies, de sorte que se fasse une progression qui aurait mené d’un jeu assez proche de la réalité à celui qui, ouvertement caricatural, entraîne l’adhésion pleine et entière de la salle. Le choix de Laurence a été autre, qui va des lieux publics aux lieux plus intimes, du commun à l’individuel, du plateau de télévision à l’appartement, en passant par l’agence de Pôle-Emploi, le Grand Théâtre de la ville, ou le bureau de poste… On retiendra ici évoquée la solitude où vivent trop de personnes âgées, développés les différends et dissensions qui naissent au sein du couple quand l’une travaille l’autre non, montrées d’une voix d’enfant les peurs générées par une politique qui, sans souci de l’avenir ni des autres, prévoit de « supprimer des instituteurs ». Et le jeu de mot sur le sens double de ce verbe est porteur, car si l’on explique à l’enfant que l’on « supprime le poste » et non les gens, la perte d’un emploi peut pourtant se révéler dans certaines circonstances synonyme de mort.
Je veux dire pour finir que, si mai 2018 n’a pas su faire renaître les espoirs d’un autre mois de mai, la dernière scène me rappelle cruellement les échecs d’une révolution avortée, par l’entremise de ces trois manifestants ridicules qui prétendent occuper le Grand Théâtre de la ville encerclé par les compagnies de CRS. Mais dans ce monde où se creusent les inégalités, où trop de nos semblables sont, dans la demande d’un travail, ou dans la recherche éperdue d’un pays qui les accueille, privés de la dignité à laquelle chacun a droit, il est bon que de tels spectacles viennent aussi réveiller un peu nos consciences. Merci donc à la troupe des Buv’Art d’avoir, malgré quelques maladresses, osé relever ce défi ! De nous avoir incités à une réflexion non seulement sur la société qui est la nôtre, mais encore sur la place qu’y occupent la poésie et le théâtre. Et pour excuser nos rires, laissons au Beaumarchais du Barbier de Séville le dernier mot : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».
Fort-de-France, le 18 juin 2018
J.B