Il n’est pas de société humaine qui n’ait soulevé la question de ses origines. Notre propre culture ne fait pas exception. Mieux : elle se singularise par la pluralité des discours d’origine qui y circulent. Véritable originologie, la présente enquête identifie quatre types de discours d’origine : les discours mythiques (comme la Genèse) ; les discours rationnels (de Thalès à Auguste Comte) ; les discours scientifiques (Big bang, origine de la vie, origine de l’homme, etc.) ; et, enfin, les discours phénoménologiques (qui mobilisent, dans le sillage de Husserl, la notion d’« originaire »). Sont ainsi examinées les diverses façons par lesquelles il nous est donné de parler de ce qui fût avant toutes choses. Thèse dans la thèse, il est montré que c’est la biologie qui a ouvert la voie à la physique pour l’élaboration de discours d’origine de type scientifique et non l’inverse. Pascal Nouvel invite ainsi le lecteur à l’analyse détaillée de ces discours et des rapports multiples, de légitimation ou de délégitimation, qu’ils entretiennent entre eux, y compris dans leurs dimensions éthiques, sociales et politiques.
« Les humains se questionnent inévitablement sur leurs origines »
Propos recueillis par Youness Bousenna
L’être humain étant par essence un animal questionnant, les récits sur les origines du monde sont légion. Dans une passionnante enquête, le biologiste et philosophe Pascal Nouvel démêle les écheveaux de ces discours d’origine.
Toutes les sociétés humaines, sans exception, se posent la question de leurs origines. Notre propre culture en premier lieu. Mieux : elle se singularise par la pluralité des discours d’origine qui y circulent. Docteur en biologie et professeur de philosophie, Pascal Nouvel vient de publier Avant toutes choses (CNRS Editions), fruit d’une enquête d’une décennie sur les diverses façons par lesquelles il nous est donné de parler de ce qui fut avant toutes choses. Véritable « originologie », cette étude novatrice, qui s’impose d’emblée comme importante, lui a permis d’identifier quatre types de discours – mythique, rationnel, scientifique et phénoménologique – dont il nous explique pourquoi ils embrassent, selon lui, la totalité des récits d’origine possibles.
Comment l’idée de cette enquête sur les discours d’origine, que vous baptisez « originologie », vous est-elle venue ?
En raison de ma formation de biologiste, ma conception initiale de l’origine est scientifique. J’ai ensuite bifurqué vers la philosophie, d’abord comme maître de conférences en philosophie des sciences à l’université Paris-Diderot, puis, à partir de 2007, comme professeur au sein du département de philosophie de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ce dernier, marqué par l’héritage de Michel Henry (1922-2002) puis de Marlène Zarader, est un bastion de la phénoménologie (courant de la philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus, ndlr). Ce poste m’a alors donné l’occasion de côtoyer des phénoménologues, et j’ai été très intrigué en découvrant que ce courant fondé par Edmund Husserl (1859-1938) avait lui aussi développé un discours sur les origines.
Jusque-là, je partageais l’idée commune selon laquelle seuls deux discours d’origine, religieux et scientifique, existaient. Ce troisième discours inattendu m’a bouleversé, car il est lui aussi parfaitement cohérent. Vers 2011, j’ai d’abord projeté un Dictionnaire des origines qui aurait rassemblé les contributions de spécialistes de toutes les disciplines, avant de réaliser que ce n’était pas la bonne formule : trop d’auteurs, malgré des spécialités différentes, auraient eu des discours avec des perspectives similaires. J’ai ensuite évolué, autour de 2014, vers l’idée d’une étude sous l’influence de ma lecture de Michel Foucault (1926-1984) et de son Archéologie du savoir (1969), qui entreprend d’enquêter sur les discours eux-mêmes plutôt que sur ce qu’ils décrivent.
Mon projet s’est alors structuré autour de l’idée d’une typologie des discours d’origine, en montrant qu’on peut les classer selon des structures caractéristiques. C’est ensuite que m’est venu le terme d’« originologie », que j’ai évoqué pour la première fois lors d’un congrès à Montréal en 2015, pour décrire cette enquête aboutissant à identifier quatre discours : mythique, que l’on trouve toujours originellement ; rationnel, apparu avec la philosophie grecque ; scientifique, à partir de Charles Darwin ; puis phénoménologique, au XXe siècle.
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Etonnamment, je n’ai trouvé aucun travail similaire sur cette question, alors que les études sur tel ou tel discours d’origine remplissent des rayons de bibliothèques. Mais je crois que l’idée de faire se rencontrer ces discours se concevait le plus souvent sur le mode de la bataille ou du conflit, comme si l’on ne pouvait que les opposer.
Les discours d’origine sont-ils consubstantiels à l’humanité, voire un marqueur de celle-ci ?
Il y a dans notre essence une propension à questionner qui nous mène inévitablement à s’interroger sur les origines. L’une des manières de décrire l’être humain serait ainsi de le définir comme l’animal questionnant. Le travail des anthropologues confirme que des discours d’origine sont présents dans toutes les sociétés, sous des formes typiques qui permettent de les ranger dans la première catégorie « mythique » que j’ai identifiée. A ce jour, plusieurs milliers de ces discours ont été repérés, et ils trouvent leur caractéristique commune dans ce que j’ai appelé leur aspect « descendant » : ils se rejoignent dans le fait qu’ils décrivent tous une intention initiale, d’un créateur ou d’une force supérieure, qui va initier la mise en forme du monde et structurer son devenir. Le discours mythique par excellence est le récit biblique de la Genèse.
Comment s’est opérée la bascule entre ce discours mythique et le rationnel, qui émerge selon vous avec la philosophie grecque ?
Alors que le mythe est présent partout, un nouveau type de discours apparaît tout à coup avec la philosophie grecque. Les raisons de cette apparition ont donné lieu à de multiples spéculations, certains évoquant un « miracle grec ». Je crois qu’il y a un facteur sur lequel on ne met pas assez l’accent, qui est la maîtrise de l’écriture : les Grecs sont les premiers à disposer de voyelles dans leur alphabet, ce qui favorise la transmission de questionnements et de spéculations, et pas seulement d’histoires. En l’occurrence, ce discours d’origine rationnel débute avec Thalès (VIe siècle avant notre ère), considéré comme le premier philosophe : il s’oppose à la Théogonie d’Hésiode, le grand discours mythique grec, en affirmant que tout procède de l’eau. Il institue ainsi une nouvelle façon de répondre à la question de l’origine en recherchant un élément primordial physique, tentant ainsi de rompre avec l’arbitraire de l’histoire mythique….
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