— Par Janine Bailly —
Il est dans toute famille de ces zones d’ombre que l’on tient secrètes, et qui pourtant marquent notre inconscient, transmises de génération en génération, jusqu’au jour où l’un ou l’autre, parce que plus en souffrance, ou simplement plus curieux, se met en quête d’une vérité souvent pressentie mais jamais dévoilée.
El Pacto de Adriana est un film courageux, essentiel et nécessaire, devenu vital pour la jeune réalisatrice chilienne, Lissette Orozco. Certes, de la tragédie vécue par le Chili, il nous fut déjà superbement conté, et par des créateurs plus expérimentés. Cependant, ce documentaire, dénué de prétention esthétisante, est touchant dans sa sincérité, et dans ce qu’il révèle d’une famille qui pour éviter la souffrance et la honte, s’est condamnée elle-même à ce déni que Sigmund Freud définit comme “la non-considération d’une partie de la réalité”.
Parce que le doute s’est installé, que la sérénité et la crédulité de l’enfance se sont envolées, Lissette a besoin de percer le secret de la vie d’Adriana Rivas, la tante autrefois adulée mais aujourd’hui enfuie en Australie en dépit d’une assignation à résidence, et cernée d’une aura de scandale. Il faut alors remonter le temps sur les traces d’Adriana jusqu’à la source du mal, séparer vérité et mensonge comme l’on trie le bon grain de l’ivraie, et ce faisant, c’est tout un pan de l’histoire de son pays qui resurgira sous les yeux de Lissette, dans une cruelle nudité.
Par une alternance de conversations entretenues avec sa tante, de témoignages recueillis auprès de ceux qui l’ont connue, de confidences arrachées à son proche entourage familial, comme par l’insertion de documents filmés au temps de Pinochet, Lissette s’approche lentement d’une réalité pour elle inconcevable, et qu’elle doit pourtant affronter. Sa quête prend fin quand le voile se déchire, que les preuves de la culpabilité semblent irréfutables ; se doutant enfin qu’on l’a manipulée, Lisette s’avère incapable de continuer, et n’ira pas au bout de sa recherche, ce qu’elle découvre lui devenant insoutenable : malgré son appartenance à la brigade d’extermination Lautaro et sa proximité avec le directeur de la DINA (Direction nationale du Renseignement) Manuel Contreras, toutes deux attestées par les photos, Adriana dite “Chani” nie avoir connu l’existence, ou avoir été actrice, de séances d’exactions et de torture. Dénégation contredite quand elle affirme avec force que cette pratique était « nécessaire pour obtenir les aveux des prisonniers », ou qu’elle dit sa fierté d’avoir été commensale de Pinochet..
Le déchirement de Lissette fait écho à celui de son pays ; ainsi, elle oppose deux séquences filmées ; l’une effrayante montre un congrès fasciste où l’on hurle à gorge déployée « nous sommes le pays de Pinochet, nous sommes les enfants de Pinochet » ; l’autre est une cérémonie du souvenir émouvante où l’on écoute, graves et recueillis, toutes générations confondues, le reportage-radio réalisé lors de la prise du palais de la Moneda, suivie de la chute et de la mort du président Allende, en septembre 1973. Lissette a donc bien rompu en une double occurrence le « pacte du silence ».
Dans Carré 35, c’est sur un registre plus lyrique, de façon plus aboutie et plus construite qu’Éric Caravaca, comédien et réalisateur, s’approche lentement, avec délicatesse et pudeur mais sans concession, du cœur secret de la cellule familiale, et de ces « cryptes en soi » que chacun abrite. Longtemps pressentie, puis dite avec réserve à l’adolescence d’Eric et de son aîné, l’existence occultée d’un premier enfant décédé a longtemps hanté, petit fantôme sans visage, l’inconscient des deux frères. Peut-être est-ce parce qu’il a lui-même été père qu’Éric Caravaca a voulu que se fende l’armure, que s’ouvre enfin ce dur noyau de silence, hermétiquement clos sur le secret. Il dit aussi avoir été, devant la tombe d’un cimetière suisse, traversé par une intuition inexplicable à la lecture d’une épitaphe parlant de « fauvette », analogue à celle qu’il découvrira plus tard, dédiée à l’enfant morte.
Le documentaire à la première personne est construit à la façon d’une enquête, qui relève les indices susceptibles de conduire à la vérité, entre interviews, témoignages et documents d’époque. Les motifs récurrents, celui de le fenêtre ouverte sur une façade blanche, celui du portail sombre toujours fermé, ne laissent pas de nous intriguer, comme fut intrigué le réalisateur par les visas sous-entendant sur les passeports des parents une absence à Casablanca à la mort de leur fille, comme il fut aussi interpellé par la disparition de la photo sur la tombe de celle qui eût été sa sœur aînée si elle avait vécu.
Absent de l’image, Éric Caravaca, dont on entend la voix tendre et ferme à la fois, interroge et pousse sans la juger jamais sa mère dans ses retranchements, une mère dans le déni, qui peut-être a éprouvé, à cette époque moins ouverte, honte et culpabilité d’avoir mis au monde une enfant trisomique. Qui sur la réalité a réécrit sa vie en palimpseste : le psychologue consulté dira que pour ne pas sombrer, elle a effacé de sa mémoire cet épisode trop douloureux, que quittant le Maghreb pour la France et détruisant toute trace du passage éphémère de Christine sur cette terre, elle s’est reconstruit une nouvelle existence, qu’elle a vécu toutes ces années dans une fiction devenue la seule réalité tangible. De la mémoire défaillante de son père, le fils fera naître la vérité, l’aveu consenti malgré la réticence à dire que oui, l’enfant était bien née handicapée. Du témoignage d’un cousin, il apprendra que, la maman étant épuisée et tombée dans la dépression, la petite Christine de trois ans fut confiée à la famille demeurée au Maroc, et qu’elle y est morte. Dans la maison derrière le portail ? En toute certitude, dans la chambre à la fenêtre ouverte !
Éric Caravaca va plus loin, du cas personnel menant à s’interroger sur les crimes du siècle passé perpétrés par le nazisme, sur l’élimination des enfants handicapés qualifiés d’« éléments indésirables », mise en œuvre sous l’appellation trompeuse « d’euthanasie », et qui précéda le programme “Aktion T4” orchestré contre les adultes. En noir et blanc, des photographies d’époque viennent compléter celles colorées de l’album aux portraits d’enfants trisomiques que, par une sorte de prescience, le cinéaste aimait à feuilleter. Mais encore, brisant l’autocensure, il explore la mémoire enfouie de notre pays, celle de guerres de décolonisation pudiquement nommées « événements », et dont il montre à l’écran exactions et brutalités.
C’est enfin au Maroc où, après la mort de son père, il l’a convaincue de revenir, que devant la tombe de Christine, entretenue toutes ces années avec soin par une inconnue, le fils filme sa mère revenue sur cette terre du drame, après une longue absence et dénégation de cinquante ans ! Là encore, le « pacte du silence » a été heureusement brisé, le film opérant comme une nécessaire catharsis.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 22 mars 2018