— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Après la conquête de la liberté marquée par l’abolition de l’esclavage, débute la quête de l’égalité qui va durer bien après ce qui devait être son aboutissement, la transformation statutaire de colonie en département votée le 19 mars 1946. La période qui suit cette loi dite d’assimilation est particulièrement riche en manifestations, protestations, grèves et surtout de résistance culturelle .
L’objet de cet article n’est pas d’effectuer la genèse de la départementalisation mais plutôt, d’examiner les logiques à l’œuvre, les lignes de fracture que les revendications ou les justifications révèlent et la bascule rapide des comportements qui s’opère sous nos yeux. Au moment où le monde s’enfonce dans une crise sanitaire, économique et sociale sans précédent, et où s’annonce des mois, sinon des années, très difficiles, rien n’est plus utile que de chercher ce qui peut se produire bientôt dans l’avenir et sensibiliser le plus grand nombre de gens pour changer le cours des choses.
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Les images samedi soir montrant plusieurs centaines de protestataires manifestant contre l’occupation de l’ilet la grotte par des familles de békés ainsi que la dégradation et le vandalisme du buste du général de Gaulle au vert pré dans la commune du Robert , ont créé une onde de choc en Martinique. Le souvenir des déboulonnages de statues de schoelcher, de Joséphine de Beauharnais, de belin d’estembuc, et revendiqué fièrement à visage découvert par des activistes pan-africanistes, ainsi que les nuits de violence lors du procès des activistes anti chlordécone «rouge vert noir » est aussitôt remonté à la surface.
Ces derniers incidents ont été le point d’orgue de plusieurs manifestations de rejet des symboles de la présence française en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe . Quelque chose se passe dans notre société Antillaise qui n’est pas neuf, mais qui sans doute s’est accéléré à la sortie du confinement , qui s’est durci: une forme de banalisation de la radicalisation des esprits . Laquelle est particulièrement inquiétante alors qu’un moment de possibles tensions va resurgir avec la condamnation à des peines de prison ferme des activistes rouge vert noir Martiniquais .
D’ailleurs, pourquoi persister à évoquer le terme de militants anti chlordécone ? On parle du procès de militants anti-chlordécone. Toutefois, les prévenus ne sont pas poursuivis pour leurs opinions sur le chlordécone. Ils le sont pour violences volontaires sur les forces de l’ordre, tentative d’incendie d’un véhicule de police et dégradation de biens publics… L’avantage de l’appellation anti-chlordécone, c’est que tout le monde est anti-chlordécone. Qui est pour le chlordécone ? Personne ! Ça suscite à tort la solidarité et la sympathie. Toutefois, être contre le chlordécone n’a plus de sens dès lors qu’il est interdit et qu’on ne l’utilise plus. En réalité, le combat des militants n’est pas contre le chlordécone mais contre ceux des békés qui ont permis qu’il contamine les sols, avec une présomption de cancers de la prostate. Ils voudraient que ces responsables soient jugés. Si j’ai bien compris (?), quand le chlordécone était employé, sa commercialisation bénéficiait d’une dérogation, elle était donc légale. Dès lors, l’affaire ressemble à un règlement de comptes anti békés et à une mise en cause de l’autorité française aux Antilles . Appelons un chat, un chat !
L’évolution de la société Martiniquaise en cette période de pandémie rend les observateurs perplexes. Les symboles et monuments sont le reflet d’une identité collective – ou supposée telle – à un moment donné. Or vient un temps où cette identité change, où nous ne nous y reconnaissons plus, et c’est là que tous les repères historiques et culturels de la départementalisation bascule dans un nouvel inconscient collectif. L’une après l’autre, des statues tombent, et avec elles quelques-unes de nos certitudes. Alors vraiment, tant d’hommes importants dans l’histoire à l’image de Victor schoelcher et du général de Gaulle n’étaient en réalité que colonialistes et exploiteurs pour une petite partie des Antillais ? Mais comment ces figures consacrées par la durée ont-elles pu si longtemps donner le change et être adulées par toute une génération ? Comment ceux qui passaient quotidiennement devant elles pouvaient-ils ignorer, fermer un œil, ou les deux, bref jouer double jeu? Passe encore à l’échelle de l’individu, mais que dire pour une communauté tout entière? Car là est bien, au fond, le nœud du problème: un monument est le reflet d’une identité collective, ou du moins supposée telle. C’est donc dans leur image que nous ne voulons plus nous reconnaître, parce que ce «nous» a changé et évolué avec le temps.
Il est dans la nature d’un monument public d’en imposer à son environnement, comme on impose une idée. Il tente de masquer l’idée ou la vision du monde qui le sous-tend en se fondant dans le décor, tout en travaillant secrètement à modeler la réalité sur elle. Ce sont donc moins des statues que des idées et des systèmes de valeurs qu’on érigeait jadis dans nos villes d’outre-mer , ce qui explique la facilité avec laquelle elles tombent quand ces idées se dévaluent avec le temps, tout comme l’acharnement dont elles sont parfois la cible.
De fait, la France semble découvrir le malaise antillais et son ampleur. Pourtant les éléments de revendication sont ancrés bien en amont de ces récentes manifestations. Certaines thématiques politiques et économiques ainsi « découvertes » sont présentes depuis plus de cinquante ans dans le contexte politique de la Guadeloupe et de la Martinique .
Car dixit certains commentateurs de la vie politique aux Antilles, » force est de constater que les 79% de Martiniquais qui ont rejeté, en 2010, cette poussière d’autonomie que pouvait être l’Article 74, sont indifférents au sort de ces activistes en dépit de la multitude de posts indignés que l’on voit fleurir sur les réseaux dits sociaux (Il est si facile d’aboyer « Fuck la France ! » sur son mur Facebook). Or, ce sont ces mêmes 79% qui votent et élisent des…indépendantistes comme maires, président de collectivité ou parlementaires depuis au moins 30 ans !!! Il y a là comme un problème mental : je suis contre l’indépendance mais je vote régulièrement pour faire élire des indépendantistes et exige toujours plus de la France . Comprenne qui pourra ! Et en cas de référendum sur l’indépendance, il est fort à parier que les Martiniquais tout comme les guadeloupéens seraient de toute évidence 90% à dire « NON ».
En réalité, il s’agit forcément d’un problème de schizophrénie aux Antilles.
Pour beaucoup de nos concitoyens Antillais , la meilleure façon d’affronter tout cela est de refuser de voir cette schizophrénie ambiante, de ne vivre que l’instant présent , dans un déni, et de la réalité, mais surtout de l’avenir.
Pourtant, dans les circonstances présentes, il est essentiel de regarder l’avenir en face. Pour s’y préparer. Parce que bien des dimensions de l’avenir, même le plus proche, dépendent encore de nous. Et c’est là qu’intervient le recours à la maïeutique qui est la méthode suscitant la mise en forme des pensées confuses, par le dialogue (Socrate, dans les œuvres de Platon).
Cette méthode socratique reposant apparemment sur l’interrogation et se proposant d’amener un interlocuteur à prendre conscience de ce qu’il sait implicitement, à l’exprimer et à le juger …cet art où Socrate excellait, et qu’il nommait la maïeutique , l’art de faire éclore les grandes pensées, d’accoutumer les esprits par l’exercice à chercher et à connaître leurs facultés pour les tourner vers un but noble et utile…
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Prosaïquement, dans la France et l’outre-mer d’aujourd’hui : il nous reste très peu d’années pour mettre en œuvre cette maïeutique qui permet, grâce au dialogue, à un esprit averti d’accoucher de vérités intrinsèques demeurées cachées dans notre subconscient et ainsi éviter que ce futur ne soit catastrophique du fait de nos errements .
Quelques années enfin pour préparer une vraie réponse psychologique, et même psychiatrique, à la montée des troubles sociétaux , et des délires raciaux , personnels et collectifs, que le bouleversement des codes culturels hérités de la période de la départementalisation qu’impose l’air du temps ne manquera pas de provoquer.
Cela nous renvoie alors à la priorité majeure du jour : le changement de modèle économique et social . C’est en le préparant le mieux possible, dans toutes ses dimensions, directes et indirectes, que nous créerons les conditions d’une société vivable pour tous. Mais force est de constater qu’on en est encore très loin et qu’il convient de méditer le proverbe créole suivant : .
» Pis pa ka rété assi chyen mô. … »
Jean-Marie Nol, économiste