Autour de « Cantique du balbutiement » de Louis-Philippe Dalembert

— Entrevue avec l’auteur. Propos recueillis par Robert Berrouët-Oriol —

À l’occasion de la parution du livre de poésie « Cantique du balbutiement » (Éditions Bruno Doucey, Paris, 3 septembre 2020), Le National publie en exclusivité l’entrevue réalisée par Robert Berrouët-Oriol, collaborateur du journal, avec l’auteur Louis-Philippe Dalembert. Poète, romancier, nouvelliste et essayiste, Louis-Philippe Dalembert est l’artisan d’une œuvre littéraire riche et variée. Il a entre autres publié les romans « L’autre face de la mer », Paris, Stock, 1998 ; réédition, Paris, Le Serpent à Plumes, coll. « Motifs » ; réédition, Port-au-Prince, Éditions des Presses nationales, 2007 ; réédition, Alger, Apic, 2009 ; réédition, Port-au-Prince, C3 Éditions, 2014 ; « Les dieux voyagent la nuit », Paris/Monaco, éditions du Rocher, 2006 ; réédition, Port-au-Prince, C3 Éditions, 2014 ; « Mur Méditerranée », Paris, Sabine Wespieser éditeur, 2019 ; « Epi oun jou konsa tèt Pastè Bab pati », Port-au-Prince, Éditions des Presses nationales, 2007. La poésie de Louis-Philippe Dalembert comprend notamment « Ces îles de plein sel et autres poèmes », Paris, Silex/Nouvelles du Sud, 2000 ; « Poème pour accompagner l’absence », Paris, Agotem, no 2, Obsidiane, 2005 ; réédition, Mémoire d’encrier, Montréal, 2005 ; « En marche sur la terre », Paris, Éditions Bruno Doucey, 2017. Parmi les nombreux prix reçus par Louis-Philippe Dalembert, il y a lieu de mentionner le Prix Casa de las Américas pour le roman « Les dieux voyagent la nuit », Cuba, 2008 ; le Prix Orange du livre 2017 Prix France Bleu/Page des libraires pour « Avant que les ombres s’effacent » ; le Prix de la langue française 2019 pour « Mur Méditerranée ». Le jury du Prix de la langue française est composé de membres de l’Académie française, de l’Académie Goncourt et d’autres écrivains. Louis-Philippe Dalembert aussi est l’auteur d’une remarquable préface du livre de poésie d’Anthony Phelps, « Au souffle du vent poupée » illustré par Geneviève Lahens, peintre et architecte, paru début 2018 aux Éditions Bruno Doucey. Par les soins de l’éditeur Bruno Doucey, « Cantique du balbutiement » sera sous peu disponible en Haïti.

Robert Berrouët-Oriol (RBO). Quel est, selon toi, le « projet poétique » du « Cantique du balbutiement » paru ce 3 septembre 2020 aux Éditions Bruno Doucey ?

Louis-Philippe Dalembert (LPD). « Cantique du balbutiement » regroupe une quinzaine de poèmes autour de trois textes principaux et d’une thématique déclarée d’entrée de jeu, à savoir l’enfance. Le premier, « d’île enfance caraïbe », aborde, comme le titre l’indique, le thème de l’enfance sur une cinquantaine de pages. Il s’agissait pour moi de dire l’enfance en la ramassant dans un seul espace-temps. Mieux, dans le poème, le temps, l’enfance donc, est le véritable espace, le lieu d’où tout part et où tout se termine, car on y revient sans cesse. Je le dis ainsi : « tu es ô enfance / l’avant et l’après de toute chose / celle qui du néant vient et y retourne ».

Le second poème autour duquel est construit le recueil s’intitule « mystères ». Il renvoie aux premiers émois amoureux de l’enfance. Ceux des aînés, dont un cousin, auxquels on assiste, fasciné, tout en apprenant sans même s’en rendre compte. Et les miens propres, un peu plus tard. Tout cela participe de l’émerveillement de l’enfance.

Le troisième s’intitule « joutes insulaires ». Il s’agit d’un « dialogue » avec Saint-John Perse, le poète béké guadeloupéen, dont j’admire le travail depuis mon adolescence. Dans ce dialogue poétique, l’enfance n’est pas loin non plus. Perse y revient sans cesse. Il y revient d’autant plus volontiers qu’il a été brutalement coupé de cette enfance sans qu’il ait eu à le décider lui-même.

L’ensemble, avec les douze autres poèmes, forme ce « Cantique du balbutiement », ce moment où l’on bute sur les mots qu’on rencontre pour la première fois. Où l’on découvre le monde et qu’on y entre d’un pas hésitant. En un mot, l’enfance.

(RBO). Y a-t-il continuité et/ou rupture de parcours fictionnel entre le « Cantique du balbutiement » et tes œuvres poétiques précédentes, entre autres « En marche sur la terre », 2017, et « Ces îles de plein sel et autres poèmes », 2000) ?

(LPD). Dans un premier temps, je dirais continuité. En ce sens qu’on y retrouve certaines de mes « obsessions » comme le rapport à l’enfance et une claire consciente du poète de sa présence dans la cité. En même temps, j’y introduis des questionnements nouveaux, d’ordre métaphysique si on veut. On retrouve, par exemple, ce vers qui revient comme une antienne tout au long du poème : « d’où et quels sommes-nous ? » Le « d’où » permet de revenir sur des paysages de Port-au-Prince, perdus à mes yeux, transformés pour d’autres. Le paysage qu’on pourrait croire figé participe paradoxalement de l’éphémère, car privé d’un regard, celui de l’enfance, qu’on ne rattrape pas. Ainsi « quels sommes-nous / si ce n’est l’enfance entière ? » C’est la réponse que j’apporte à la question qui revient tout au long du poème.

(RBO). Qu’est-ce qui caractérise le « phrasé » du « Cantique du balbutiement » ? Est-ce un « phrasé » lyrique, intimiste, ou encore un « récit poétisé » ?

(LPD). Comme je l’ai laissé entendre au début, on est à la fois dans l’intime, puisque le recueil traite de l’enfance, le lyrisme qui a toujours caractérisé mes longs poèmes, et le narré. Ce dernier élément permet, du moins je l’espère, au souffle lyrique de tenir jusqu’au bout. C’en est, en quelque sorte, le socle. C’est le cas, par exemple, aussi bien dans « d’île enfance caraïbe » que dans « mystères ». La musique avant toute chose, dont parle Verlaine dans son « Art poétique », pour moi ne vaut que si elle fait sens. Cela étant, il n’est pas question de négliger l’une au profit de l’autre.

(RBO). Comment le « phrasé » du « Cantique du balbutiement » habite-t-il le « pays de [ton] enfance » comme l’indique ton éditeur, Bruno Doucey ?

(LPD). En fait, le pays de l’enfance, pour moi, c’est plus le temps que le lieu. Bien sûr, ce temps est en rapport à un lieu, un espace. Mais cet espace évolue ; il est, en un certain sens, mouvant. Autrement dit, il disparaît, ou est appelé à disparaître ; encore plus dans un pays comme Haïti. Et j’ajoute plus loin : « seul le temps existe […] / seul le temps / et le tien [celui de l’enfance donc] n’a pas d’âge. » Il est d’autant plus immuable qu’on y a habité seul, au contraire de toute apparence. On peut donc l’inventer ou le réinventer à sa guise.

Pour rendre l’idée, je me sers de vers leitmotiv, que j’alterne avec de légers changements, un mot parfois, dans les trois poèmes cités au début. Dans « d’île enfance caraïbe », j’utilise tour à tour des vers comme « d’où sommes-nous ? », « quels sommes-nous ? », « d’où et quels sommes-nous ? » suivis à chaque fois de « si ce n’est de… ô enfance ». De même dans le poème « mystères », reviennent les vers « c’était hier », « ô chemins d’aveugles errances » ou encore le mot « longtemps », en début de certaines strophes. Idem pour « joutes insulaires » avec le vers « ho frère poète ho » qui rythme la progression du texte. Il s’agit là de cuisine interne.

(RBO). Le « Cantique du balbutiement » est-il un hymne interpellant des thématiques qui te sont prégnantes, à savoir « le départ, la perte, l’absence » ?

(LPD). En partie, c’est en ce sens qu’on peut parler de continuité par rapport aux recueils, je dirais même à mes livres précédents, tous genres confondus. Mais j’y aborde aussi des thématiques nouvelles, dont l’une en particulier, la paternité, dont il est question dans deux poèmes « je n’ai jamais dit papa » et « lettre à Alex », avec en exergue pour ce dernier un vers du poète étasunien Langston Hughes : « Eh bien mon fils, je vais te dire quelque chose. » Et la question de la transmission se pose forcément : qu’est-ce qu’on peut transmettre, et surtout comment le faire, quand on n’a rien reçu de ce côté ?

(RBO). Tu as écrit un roman en langue créole, « Epi oun jou konsa tèt Pastè Bab pati » (Port-au-Prince, Éditions des Presses nationales, 2007) ; y a-t-il chez toi un choix linguistique délibéré lorsqu’il s’agit de travailler la fiction romanesque et la fiction poétique ?

(LPD). En ce sens-là, non, puisque j’écris aussi de la poésie en créole, même si j’en ai très peu publié jusqu’ici. En revanche, le fait d’écrire en français, la très grande partie de mon travail, ou en créole, que ce soit de la prose ou de la poésie, dépend pour une bonne part du contexte : si je suis en séjour prolongé en Haïti, par exemple, ou si je suis dans une période où je lis beaucoup en créole. Dans ce cas-là, les mots viennent avec plus de persistance en créole.

Cela étant, pour le roman en créole, cela a été un choix clair : je tenais à écrire un roman en créole. D’ailleurs, je l’ai écrit en dehors d’Haïti. Et le poète Willems Edouard de regrettée mémoire, alors directeur des Presses nationales, m’avait donné l’occasion de le publier. J’espère qu’il y en aura au moins un autre.

Paru à Port-au-Prince dans Le National le 8 septembre 2020

 

Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue