— Par Janine Bailly —
Du 16 au 26 novembre, une quinzaine de lieux mettent l’agglomération rennaise à l’heure du spectacle vivant.
Sur la voie royale
Nous voici, selon un rituel bientôt immuable, conviés à Rennes au Festival de rentrée du TNB (Théâtre National de Bretagne). Festival arc-en-ciel car dans sa corbeille cohabitent théâtre, danse, cinéma, musique et art de la performance. Arc-en-ciel car ouvert à des artistes venus de tous horizons. Arc-en-ciel car, curieux et sans craindre la prise de risque, aux côtés de troupes et artistes reconnus le Festival donne à d’autres la chance de se montrer et de conquérir un public toujours présent. Et en tous lieux – puisque la manifestation, loin de s’enfermer dans la seule structure du TNB, voyage en différents quartiers de la ville – c’est plaisir de voir les têtes chenues se mêler à nos “chères têtes blondes”…
Riche de tant de propositions, le festival oblige à faire des choix, d’autant plus douloureux que certains spectacles affichent très vite “complet”, ceux notamment que louent les revues Télérama ou Les Inrockuptibles ! Cette année, je suis entrée dans la ronde par la “porte étroite”, ma première rencontre avec la scène, initiée par le metteur en scène Ludovic Lagarde, étant tout sauf facile ou complaisante. Ludovic Lagarde, responsable de Quai Ouest en 2021, confie cette année à deux comédiennes le soin de nous dire un texte tiré de Sur la voie royale. Traduit de l’allemand, ce pamphlet produit par l’autrichienne Elfried Jenelik, prix Nobel de littérature 2004, « fustige les failles des démocraties occidentales », puisqu’aussi bien il fut commencé la nuit de l’élection de Donald Trump. Rythmée par une bande musicale, la représentation est comme une cérémonie, grave et révoltée et furieuse, au cours de laquelle l’actrice Christèle Tual se transforme, sous les mains expertes et diligentes de sa comparse habilleuse-coiffeuse-maquilleuse, en personnages éclectiques, illustrant par ces métamorphoses la question qui sous-tend le texte : comment des hommes, démocratiquement élus, deviennent-ils des dictateurs ? Et pourquoi les peuples concernés se laissent-ils de cette sorte abuser ? Un « brûlot politique » bien en accord avec le directeur du TNB et de ce Festival, Arthur Nauziciel, pour qui tout acte théâtral fait figure d’engagement politique.
Limbo
Dans cette mouvance s’inscrit le seul en scène proposé par Victor de Oliveira, au Théâtre de L’Aire Libre – le bien nommé ! C’est ici par le biais de l’histoire intime que se disent les choses essentielles, le comment et le pourquoi du monde, de ses erreurs et de ses failles. Par le déroulé de son cas particulier, de sa destinée singulière, l’artiste comédien concepteur et metteur en scène de son propre spectacle, éclaire tout un pan de l’histoire du Portugal. Mais ce faisant, il porte aussi à la lumière les cruautés, les injustices, les errances attachées à toute société colonialiste, à tout peuple qui se jugeant supérieur exploite et esclavagise… – encore, nous sera-t-il précisé, que la façon dont s’est exercée la colonisation portugaise présente des spécificités que les autres n’ont pas. Né au Mozambique en 1971, Victor de Oliveira peut se revendiquer métis, et nous le démontre en ouvrant son monologue, dit et écrit sur le fond de scène, par la construction de son arbre généalogique, aux branches duquel s’accrochent des grands-pères blancs venus d’Europe, des grands-mères noire, mozambicaine et indienne, et des arrières grands-parents aux origines tout aussi complexes, et dont certains sont également juifs !
L’homme est fait de ces identités multiples, qu’il a appris au fil des ans à connaître, à aimer, à admettre… auxquelles il lui a bien fallu s’ajuster, et ce ne fut pas toujours facile de se tenir debout sous le regard des autres. Pas facile d’être dans un entre-deux, une sorte de zone neutre où l’enfant grandit dans l’incertitude à la recherche de lui-même, dans la honte parfois, dans l’incompréhension du monde et de ses enjeux politiques, dans des dissensions parfois avec le Père – en ce qui concerne le principe de “race”, par exemple… Pas facile de demeurer dans “les Limbes”, le Limbo qui en portugais donne son titre à la pièce !
Le spectacle est comme une mosaïque faite de souvenirs, de scènes puisées au fond d’une mémoire souvent meurtrie, et que le théâtre viendrait soigner. Un chant du déracinement et de l’exil aussi : du Mozambique, ex colonie portugaise qu’il faut quitter, encore enfant, en raison de la guerre civile qui déchire après l’indépendance le pays ; vers le Portugal qui accueille la famille – avec générosité ? avec condescendance ? par intérêt ? – ; jusqu’à Londres pour un bref détour car « cette ville est dure » ; en France à Paris enfin, mais pas pour y planter des racines, l’homme métis se disant avant tout portugais – mais m’apparaissant, à moi spectatrice, plutôt comme un citoyen du monde. Et l’on ne saurait dire ce destin bousculé sans parler des langues, les mozambicaines, la portugaise, et la française si parfaitement maîtrisée !
Pour cette confidence qu’il veut nous faire entendre, l’acteur se tient debout, presque en bord de scène, son regard vif, comme un peu halluciné planté dans le nôtre. Debout presque immobile, au sein de cet espace que délimite sur trois côtés une toile tendue blanche, trois murs fragiles qui enferment et ouvrent aussi sur l’extérieur puisqu’ils serviront d’écran à des projections, du père en gros plan lentement avançant en bord de vagues, de moments puisés à l’Histoire, familiale ou publique… Mais le corps n’est pas dans une immobilité figée, puisqu’à son travers passe toute l’agitation, tout le tremblement silencieux ou hurlant du monde. Et parfois un geste infime du bras, de la main, un léger penchement du corps vers son devant amorcent un déséquilibre, une sorte de déplacement qui voudrait éclore mais n’advient pas.
Victor de Oliveira, nous le découvrirons d’un peu plus près grâce à l’une de ces rencontres-conférences-débats qui sont la cerise sur le gâteau du Festival. Il nous dira son travail auprès de Stanislas Nordey et Wajdi Mouawad, son retour au Mozambique avec la pièce de celui-ci, Incendies, devenue Incêndios pour la troupe composée d’artistes mozambicains. Nous dira son émotion et l’émotion d’un peuple qui dans ce destin libanais a su reconnaître son propre destin si semblable – les horreurs de la guerre demeurant inchangées quels que soient les cieux sous lesquels elles se déroulent.
Un festival qui, s’il nous plonge au cœur de notre humanité chaotique, garde pourtant, en ces temps troublés, un vrai pouvoir de consolation.
Rennes, le 26 novembre 2022
Photos Paul Chéneau