Comment créer dans une complicité théâtrale assumée
–– Par Janine Bailly ––
Au TNB (Théâtre National de Bretagne), à Rennes, Pascal Rambert nous revient, après Mes frères mis en scène la saison passée par Arthur Nauzyciel, et Dreamers créé avec les comédiennes et comédiens de l’École, promotion 10. Nous revient avec deux monologues, dont nous avons la primeur avant qu’ils ne soient donnés au Théâtre des Bouffes du Nord, en février à Paris, l’un confié à la jeune comédienne Lyna Khoudri, l’autre à Jacques Weber, un grand que l’on ne présente plus !
Perdre son sac, monologue interprété par Lyna Khoudri
Elle entre, de sa démarche verticale, seule pour emplir l’espace, petit bout de femme brune et fière que d’emblée on devinera déterminée, porteuse d’une parole sans détours ni faux-fuyants. Elle entre et son corps, que l’on sent habité de forces et de fragilités, donne à l’air une densité nouvelle. Corps tout en révoltes. Corps tendu comme un arc.
Elle entre et se pose, s’impose là, sur un rectangle, étroit plateau de jeu au centre de la bâche bleue qui figure le décor, tendue en fond et au sol, si près de nous puisque l’espace scénique n’est pas surélevé, mais se veut au niveau du public. Un public qui, forcément, consciemment, volontairement ou non, entrera dans l’intimité de l’histoire. Il sera happé, ce public, tenu presqu’une heure captif, happé par le regard, lumineux et sombre à la fois, et traversé de lueurs contradictoires. Il sera aux premiers mots pris et tenu dans les filets de la voix, puissante et sûre et vibrante, vers nous projetée quand le fiévreux monologue viendra, de façon frontale, presque agressive, nous trouver, nous percuter, nous interpeller. De même façon que le personnage interpelle – outre les passants qui de la rue regarderaient la femme nettoyer les vitrines des boutiques –, interpelle les protagonistes de sa vie.
Car le soliloque n’est qu’apparent, qui s’adresse en partie à Sandrine, l’amie de cœur. Il s’ouvre par cette apostrophe aux gens du dehors : « Non, je n’ai pas de problème à me tenir devant vous ». Et c’est aussi à nous que la jeune fille s’adresse, pointant comme une arme « ça », dit-elle, le « balai télescopique à poignée d’essorage », qui lui sert à faire son ouvrage. Ce travail, au bas de l’échelle, et dont les instruments symboliques sont épars autour du plateau, si elle n’en a pas honte, elle qui a fait « prépa », elle le voudrait éphémère… Mais que lui permettra, dans une société en déliquescence, la possession de son « bac plus cinq », dont la mention revient en leitmotiv accusateur, au cours d’un réquisitoire enflé de colère ? Colère contre ceux à qui elle parle, et qu’encore elle nous fait entendre, ce père inconséquent et dépourvu d’amour hormis pour les richesses matérielles ; ce garçon qui se donne, au nom seul de son sexe, le droit d’agresser les filles ; ce patron qui se tient en surplomb ; ce professeur qui, en mots pédants s’arrogeant le droit de dessiner votre avenir, vous condamne à entrer tôt dans la vie dite active ; cette autre demoiselle de « prépa » rencontrée et qui écrase Sandrine de son « petit mépris de classe », craché « par les yeux » ; cette grand-mère exilée, aujourd’hui disparue et tant chérie… Colère globale contre ces générations des pères, qui connurent des « années flamboyantes », des « décennies incroyables », pères à qui elle crie : « c’est abject vous nous avez concocté un piège abject manger tout nous laisser rien ».
Écrit par Pascal Rambert sans ponctuation aucune, le texte est délivré par Lyna Khoudri comme une longue phrase à perdre haleine, si ce n’est la ponctuation d’un moment rythmé en pas sauvages, à marteler le sol en danseuse de claquettes. Texte « en mots crachés », jeté en un jet unique à la face d’une société qui écrase les plus faibles, ceux qui n’ont pas l’heur de posséder la langue – langue à reconquérir contre les dominants –, ceux qui tombent dans les pièges par les puissants tendus. Un texte orageux, et la tempête pourtant s’apaise quand arrive l’amour, d’une fille pour une autre fille, amour de celle qu’on pourrait nommer l’Intellectuelle pour Sandrine, la petite vendeuse aux cheveux méchés de violet, aux ongles peints, et, dit la première, le mot « onglerie me coupe les lèvres… regarde je crache, je crache l’enveloppe des mots ». Amours illicites, défendues, amours « comme le jour et la nuit », ce pourquoi peut-être viendra le désamour, avec la violence et le déchirement et les coups en place de douceur ?
Mais la colère use et fatigue, elle abstrait du monde et de la réalité, aussi profitant de ton inattention on te dérobe ton sac… car tu n’as pas su le ranger – juste le vider – ni ranger ta vie, ni ordonner comme on l’exigeait de toi les choses, ni domestiquer les envies et les rêves, ni enfin te soumettre avec la docilité de l’esclave. Et te voici privée de tes médicaments, « les seules personnes à qui je parle », dis-tu, « les seules personnes qui m’écoutent ». Alors, tu es tout à la fois toi-même et Sandrine confondues, vous êtes pleines de larmes rentrées, vaincues par cette société qui oppresse. Toi, tu te tiens debout mais « fracassée ». Vaincue vraiment ? Vaincue quand tu incites à jeter « des pavés dans les vitrines brillantes de ta chaîne pourrie de boutiques de beauté » ? Si tu parles aussi de reconstruire ? Si tes derniers mots sonnent comme un avertissement : « On ne fait plus gaffe on s’enfonce attention », sans ponctuation ni point final.
Dans l’interview qu’elle accorde au journal Ouest France, Lyna Khoudri affirme : « J’aime la plume de Pascal Rambert, le rythme de ses textes, son langage. J’aimerais que l’on parle tous ainsi dans la vie ». Du personnage qu’elle interprète, elle nous donne sa conception : « C’est une fille qui vacille, qui vrille, qui perd les pédales, aux frontières de la folie ». Et du texte proposé par le dramaturge, elle déclare : « C’est une remise en cause de la société ». Toutes choses parfaitement ressenties par le public, ce soir-là !
Rennes, le 24 janvier 2023
Photos Paul Chéneau