Au TNB, Léviathan, de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan

— par Janine Bailly —

Le théâtre, pour dire le juste et l’injuste, quand l’institution judiciaire « hérite plus qu’elle ne se construit ».

Si le genre film de procès perdure dans la création cinématographique, la justice telle qu’elle est rendue, ou telle qu’on aimerait la voir rendue dans nos sociétés, est plus rarement choisie comme objet de théâtre. Fort heureusement, Arthur Nauziciel, directeur du TNB, a inscrit au programme de son Festival d’automne la pièce Léviathan, écrite par Guillaume Poix, mise en scène par une Lorraine de Sagazan que l’on sent profondément investie dans son propos, qui nous délivre un spectacle subtil, efficace, empreint d’une grande humanité, et riche de trouvailles scénographiques et dramaturgiques, jamais gratuites ni didactiques. 

Le Léviathan est monstre marin de la Bible dans le livre de Job, mais figure de l’État pour Thomas Hobbes, d’un État dont la responsabilité première serait d’assurer la paix et la sécurité des citoyens — ce qui conduit à se poser la question des lois, du système de justice et, dans le cas de la justice répressive et punitive, des châtiments et peines infligées. C’est sous l’égide de ce philosophe que se place la mise en scène, puisque la première image projetée est prise au frontispice de l’ouvrage éponyme, gravure allégorique où se voit le corps de cet État-Léviathan formé des individus qui le composent.

Parce que l’iniquité peut s’y révéler plus particulièrement criante, c’est sur la pratique de la comparution immédiate que Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix se sont penchés, se donnant d’abord un temps de documentation et d’immersion au sein du système, assistant avec certains membres de la troupe à des procès et s’interrogeant sur « les notions de vengeance, de sacrifice, sur la logique procès / incarcération », mais aussi « sur toutes les alternatives possibles à la justice institutionnelle ». 

« La violence des situations entre en effraction avec l’esthétisme des images »: le décor, fait de légers voiles transparents à la couleur orangée, figure-t-il « une immense cathédrale », ou un chapiteau de cirque, arachnéen et très beau, qui serait installé sur une friche au sol terreux, en « alliance du sacré et du profane » ? Les masques, portés par le personnel de justice, le fait qu’une des comparutions soit en partie chantée sur un mode parodiquement lyrique, laisseraient alors à penser que cette justice n’est qu’une mascarade, un carnaval tout à la fois tragique et grotesque, où ceux qui sont censés faire émerger la vérité ne font qu’appliquer aveuglément les lois. Le reste de la scénographie est simple, une estrade côté cour où se tiendra la présidente, des chaises pour les prévenus et les avocats côté jardin. Entre deux, un micro pour représenter la barre. En fond, un écran épouse la forme d’une ogive, suggérant un édifice religieux, mais sur lequel seront projetés tantôt les visages des prévenus en gros plan, figés, qui interpellent, tantôt des images d’un triste monde extérieur, où sont censés vivre ces êtres humains, d’une façon ou d’une autre déjà marginalisés. S’y affichera aussi, en minutes et secondes, le décompte du temps.

Trois figures se succèderont, deux d’entre elles le visage dissimulé sous un tissu fin, comme d’un bas, la troisième sous un masque, leur identité propre étant ainsi niée. Toutes trois condamnées à des peines de prison ferme d’une durée de plusieurs mois, sans rapport avec la gravité des actes commis ! Viendra d’abord le petit malfrat fan de motos au point d’en emprunter une et de rouler sans permis ni casque, drôle de ludion sans cesse en mouvements désarticulés, petit fumeur de haschich prompt aux répliques naïves, aux saillies aptes à faire éclore un sourire dans la salle, et que l’on fera taire, à ses côtés une mère au visage fleuri, venue témoigner mais à qui on n’accordera guère droit de parole. Lui succèdera un SDF — ainsi les nomme la société — homme sans domicile fixe, pull troué, gestes désaccordés, chevelure mi-longue ébouriffée, atteint de troubles psychiques, réduit pour vivre aux foyers ou associations humanitaires, conduit devant les juges pour avoir menacé les bénévoles et agressé une femme, représentante de l’ordre. Il ne peut contenir sa violence, et la scène bien que d’abord chantée tourne au pugilat, au chaos, avant qu’on ne le maîtrise et qu’il ne danse avec son double, un mannequin de tissu. La dernière comparution est sans doute la plus émouvante, celle où se révèle toute l’absurdité d’un système qui broie les plus faibles et les plus démunis : une femme a dérobé deux cartes bancaires, des vêtements pour sa petite fille, et dégradé cinq des présentoirs du magasin. Au fil des questions / réponses, on découvre que, si elle n’a pas présenté Rose à son père au jour prévu – raison supplémentaire pour la juger – c’est que ce dernier la violait, Rose, figurée par une poupée de chiffons que la femme a portée sous son bras puis assise de guingois sur une des chaises. Arrive sur scène un cheval gris pommelé. Calme et serein, il déambule libre sur le plateau, seul porteur de paix, de bienveillance et de consolation, et la femme l’enlace et le caresse. Le moment où il s’empare de documents au devant de la présidente, pour les poser au sol, est particulièrement réjouissant ! Les voiles formant la partie supérieure du chapiteau, qui s’est teinté de couleur rose, se gonflent et se vident tels un poumon qui respirerait, puisqu’aussi bien la vie n’est pas du côté des magistrats, sorte de robots déshumanisés, mais du côté de ceux que l’on juge, à qui on dénie le droit de vraiment se défendre et d’exister dans la dignité. Seule, l’une des avocates, outrée, exprimant avec fureur son désaccord jettera sa robe par-dessus les moulins !

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Un quatrième personnage, visage à nu, est présent tout au long du récit. Déjà assis face à nous et nous dévisageant, il a ouvert la pièce par un prologue — un peu à la façon dont Anouilh fait commencer la pièce Antigone — qui dit la Justice, sa balance et son glaive, sa clairvoyance ou son aveuglement et ses limites ? Je pense aux mots de Victor Hugo, réfutant les arguments des tenants de la punition et de l’emprisonnement, dans la préface au Dernier jour d’un condamné à mort. Au film de Jeanne Herry, Je verrai toujours vos visages, qui montre les vertus de la justice réparatrice. Mais ce quatrième personnage — et par ses interventions il tiendrait le rôle du choryphée dans le théâtre antique — n’est pas un acteur, simplement un homme qui, pour avoir été jugé plusieurs fois, connaît bien la procédure de comparution immédiate. Refusant de dire ici une nouvelle fois son histoire ou les raisons de sa condamnation, il reviendra s’asseoir face à nous, dans un silence total, et le décompte en cours ira jusqu’à 16 minutes 24, durée exacte de sa dernière parodie de procès ! Une immobilité silencieuse, et sur scène et dans la salle, en contraste avec le fond sonore qui soutenait l’ensemble, bruits du monde extérieur, résonances dans les coulisses, chocs métalliques, et soulignant les instants dramatiques, une musique qui enflait, grondait, couvrait parfois les voix en nappes agressives.

Au sortir de la salle, tout imprégné de ces images, de ces destins bouleversés et bouleversants mis en forme par Lorraine de Sagazan, le spectateur sera bien convaincu que cette comparution immédiate autrefois nommée flagrant délit, que cette « chambre des misères » où se rend une justice expéditive, représente l’un des grands scandales de l’institution judiciaire contemporaine, ainsi que le pensent nombre d’avocats. Cependant, le plus bel hommage au spectacle restera les larmes émues de ces lycéens présents ce soir-là, des larmes que nous, adultes, avons sans doute par excessive pudeur au fond de notre cœur tenues secrètes.

Remarque : toutes les citations sont tirées des interviews de Lorraine de Sagazan.

Photos Paul Chéneau

Rennes, le 17 novembre 2024