– par Janine Bailly –
Deux propositions théâtrales, opposées et complémentaires
Une des grandes qualités de la programmation proposée par Arthur Nauzyciel au TNB, c’est sa belle diversité, qui en cette tempétueuse fin d’hiver, nous emmène aux deux extrémités du spectre théâtral. Puisqu’aussi bien il existe au théâtre diverses façons de nous parler du monde, de son évolution, des autres et de nous-mêmes, qui nous tenons debout au coeur du maelström…
Le Ciel de Nantes, de Christophe Honoré : parler de sa famille
Le dramaturge peut, regardant comme l’on dit d’ordinaire la vie par le petit bout de la lorgnette, observer avec la curiosité de l’entomologiste les destins et tribulations d’une famille plus ou moins dysfonctionnelle, et ce faisant conduire le spectateur à se retrouver, à retrouver quelqu’un des siens incarné en l’un ou l’autre des personnages présents sur scène. Il en est ainsi du dernier opus proposé par Christophe Honoré, qui fait par sa création, Le Ciel de Nantes, la chronique des siens, mais témoigne aussi d’une grande habilité à effacer les frontières. Estompant les limites entre fiction et réalité, il conte les aventures d’un jeune réalisateur, réincarnation de lui-même, et qui voudrait, sans vraiment ni jamais y parvenir, faire le “film-mémoire” de sa propre tribu. Utilisant tous les moyens mis aujourd’hui à la disposition d’un metteur en scène, il mêle habilement le spectacle au plateau à celui déroulé sur les écrans, nous sommes – et cela semblera une évidence à qui connaît un peu le parcours de Christophe Honoré – invités au cœur d’une salle de cinéma ancienne, qu’a marquée l’usure du temps. Par la succession de scènes puisées à sa propre source comme à celle des membres de sa famille, il trace autant un portrait intime que celui d’une époque révolue, les années 70-80 – mais, me suis-je dis, moi qui prenais un plaisir extrême à cette évocation un rien nostalgique d’un monde disparu, qu’en retiendraient les lycéens présents ce soir-là dans la salle ? Il efface aussi la frontière entre les vivants et les morts, ces derniers ressuscités afin que se rejouent pour nous les bonheurs et les drames auxquels nul ici-bas n’échappe. Le regard, souvent ému, parfois agacé, tendre et attentif, qui peut se faire acéré et délicatement critique, ne fuit pas les ombres de ces vies tourmentées, ni les replis de ces âmes trop souvent en souffrance. Car il y a eu des maladies, des dépressions, des engueulades, des éclats de rire, des soirées foot et des déjeuners trop arrosés, des décès et des suicides, des malentendus, de la générosité et du racisme ordinaire, sans omettre, comme il est de coutume chez Christophe Honoré, des chansons de variétés clamées à pleins poumons. Un spectacle autobiographique, une catharsis, au sens de “libération affective” ?
Skinless, de Théo Mercier : parler des coulisses du monde
Aux antipodes de ce spectacle, somme toute assez classique, se situe la performance, singulière et sans équivalent, conçue et mise en scène par Théo Mercier. Si cet art tellement actuel me laisse quelquefois dubitative, la proposition intitulée Skinless, qui sans paroles nous dit une infinité d’histoires, me touche au plus près, ouvre mon imagination et mes sens, convoque ma capacité à m’émouvoir et à réfléchir tout à la fois – sur le monde tel qu’il va, sur nos corps au sein de ce monde, sur les rapports qu’entretiennent entre eux, et avec la nature, les êtres humains. Ici, pas de distance entre le public et les trois performeurs, puisque nous resterons debout, « partie prenante du spectacle », invités à nous tenir d’abord dans l’obscurité sous le regard d’un être étrange, perché seul sur un podium fait, comme le long mur contre lequel il s’appuie, de déchets métalliques compressés en matériaux de construction, cannettes d’aluminum capteuses d’éclats lumineux. Mi-homme mi-robot, personnage dystopique, vêtu de tatouages et porteur d’un assemblage d’objets périmés, détournés de leur usage et tressés en colifichets étonnamment pourvus de sauvage beauté, le visage aux yeux comme exorbités éclairé d’une petite lampe frontale, ce premier personnage exécute une chorégraphie sinueuse, cueille autour de lui de drôles de fleurs qu’il extrait du terreau, qu’il contemple ou détruit. Obsédant, le son n’est pas sans évoquer les coups réguliers frappés par une machine dans un quelconque atelier.
Mais voici qu’il nous faut passer de l’autre côté du mur, et découvrir un nouvel espace de jeu autour duquel librement nous répartir, une vaste scène surélevée faite de cartons aplatis pliés dépliés se recouvrant les uns les autres, et de cette matière, de cet utérus de cartons à recycler vont s’extraire lentement, l’un aidant l’autre, deux corps revêtus de collants intégraux, en latex et couleur chair, et dont à un moment il faudra bien se défaire, longuement, étirant à l’infini la matière, pour révéler la vraie peau, libérée comme en une mue d’insecte. Seraient-ils amis, amants ou frères ? L’homme-aluminium serait-il le démiurge de leur univers recréé ? Au spectateur de se construire son histoire ! Et les corps se cherchent, sculpturaux, disparaissent dans les profondeurs, reviennent et en mouvements décomposés, ralentis, parfois félins, dans la douceur ou dans la force, se prennent et se déprennent, se métamorphosent, composent des figures duelles, enfin s’appréhendent et se touchent, se mordent et se griffent – exorcisme des injonctions qui nous furent faites lors d’une récente pandémie, droit de cité rendu à notre sensualité. Les corps sont porteurs de poésie mais assument leur composante charnelle, parcourant à quatre pattes le plateau afin de trouver la nourriture de papier-pain azyme qui le parsème, et de s’en repaître. Cela, sous notre regard ouvert, qui voit les acteurs mais aussi les autres spectateurs face à lui, sous le regard de l’homme-robot d’aluminium, homme augmenté venu se percher sur le deuxième mur métallique délimitant la salle, sous les ombres et les lumières changeantes que dispense un plafond de plaques éclairantes. Dans un silence dense et vibrant, que viennent rompre les partitions musicales. En apothéose, la voix de Caetano Veloso nous console d’une romance en langue espagnole, où les coeurs s’éprennent, Tonada de Luna Llena.
S’il est beaucoup plus difficile de rendre compte de la performance Skinless que de la pièce Le Ciel de Nantes, la discussion chaleureuse qui s’ensuivit a su nous éclairer : le monde est en constantes métamorphoses, et notre identité n’est pas d’une seule peau, plutôt de milles couches à faire et à défaire. Le monde est fait de cycles, on jette on récupère on transforme… et le spectacle se veut comme un moment de réconciliation, avec ce que d’habitude on repousse aux frontières, aux extrémités de la ville, car il faut, dit Théo Mercier, s’interroger : « Comment habitons-nous nos ruines, qu’est-ce que l’on fait avec nos restes ?… Notre monde est vraiment abîmé à présent, mais l’on continue à y faire l’amour, la fête, des enfants, c’est cette lumière-là qui nous tient ». Mettre dans la lumière ce qui est dans l’ombre, rendre visible l’invisible, parler des coulisses du monde, telles sont les intentions déclarées de Théo Mercier.
Rennes, le 29 mars 2024