— par Janine Bailly —
Il nous est dit que pour écrire « Poussière(s) », Caroline Stella s’est inspirée des contes populaires de Grimm, qu’il y a donc dans son texte citations, reprises ou détournements. Quand bien même nous pensons avoir gardé un peu de notre âme d’enfant, la vie est passée sur nous, et les adultes que nous sommes devenus ne peuvent s’empêcher de les traquer, ces références littéraires. Alors qu’il suffirait de se laisser porter par l’énergie débordante de ce court spectacle d’à peine une heure, rythmé par un musicien hors pair, qui joue de son corps aussi bien que d’un tambour, d’un harmonica et d’une guitare. Avec en point de repères liés à l’univers enchanté et cruel du conte : le moulin, la haute tour à enfermer des princesses ordinairement aux longs cheveux blonds, le voyage initiatique en découverte et de soi-même et du monde, le fruit que l’on croque, des bottes de sept lieues, une blanche robe de noce, une fille jeune et belle qu’un père autoritaire prétend marier selon ses propres désirs,… En début de spectacle cependant, un petit film projeté évoque sans ambiguïté « Les Musiciens de Brême », faisant défiler âne, chien, chat et coq en chemin vers la maison des voleurs, tout petit film en taille et en durée, annonciateur de l’odyssée de Poussière. De même un air de flûte rappellera brièvement « Le joueur de flûte de Hamelin », qui par sa musique entraîne derrière lui tous les enfants.
Faut-il d’ailleurs tout comprendre ? Qui sont ces deux figures jumelles qui soufflent aux oreilles de Poussière des désirs d’évasion, de fuite et d’ailleurs, de porte ouverte sur l’envol ? Et que disent les chansons, pauses musicales égayant un récit fait de courts tableaux, si une sonorisation imparfaite en rend par instants les paroles difficilement audibles ? Qu’importe, cette Poussière à la courte chevelure brune, presque androgyne, nous emmène, achoppant avec humour sur les mots du poème et remplissant de « gnagnagna » l’espace entre ces deux vers de Victor Hugo, « Demain dès l’aube, à heure où blanchit la campagne je partirai », et « … le jour sera pour moi comme la nuit ». Une récitation incertaine, comme reste incertain le départ de Poussière. Partir, quand on est par son père « surchoyée », traitée en princesse, et qu’un Simon apprenti-meunier, sans l’avouer vraiment se prend d’amour pour vous ? Quitter le cocon protecteur, ici chaise longue où se blottit recroquevillée en foetus la comédienne, pour s’en aller affronter l’inconnu et ses dangers ? Devoir, pour se préparer au monde, apprendre toutes les langues ? La décision s’avère plus difficile à prendre qu’on ne le pensait !
Et pourtant, il faut bien lui échapper, à ce père maître du moulin qui, trop endetté, veut donner sa fille à un riche propriétaire producteur de poires, son alter ego, son double… Il lui ressemble à tel point qu’une simple perruque vite mise ou enlevée permet à un seul et même comédien de jouer les deux rôles. Comment ne pas penser au conte de Charles Perrault, « Peau d’âne », à ce désir dévoilé du roi, devenu veuf, pour sa belle princesse de fille ? Elle partira donc un jour, Poussière, elle aura reçu l’aide de Simon, mais n’aura trouvé ni lui ni personne d’autre pour l’accompagner et « oser prendre des risques ». Elle vivra seule des aventures, s’enrichira d’expériences, étrange création d’un hospice, entrée dans une troupe de théâtre… Et je songe aux bonheurs et malheurs d’un Candide voltairien ! Pour figurer ce monde, ces autres rencontrés en chemin, le reste de la troupe viendra se joindre aux trois acteurs principaux, tous scandant avec entrain la même course sur place que Poussière.
Puis elle s’en retournera, la fugueuse, accueillie en enfant prodigue, et son père sur son genou remarquant une écorchure, elle lui dira qu’elle a rapporté là — et dans ses chaussures si petites ? — simplement de la poussière. Celle de tous les pays visités, venue remplacer celle du moulin ? La mise en scène de Nelson-Rafaell Madel fourmille de trouvailles, la dernière étant ce mouvement des acteurs censés rentrer dans la maison, qui nous tournent le dos sur ces paroles définitives : on laissera la porte entrouverte… sur une autre histoire ? Un nouvel épisode ? Une autre tentative ? Le code du conte est contourné, qui veut l’aboutissement de son héros à la réussite ou à l’échec ; ici, rien de définitif…
Mais auparavant il y eut cette volonté de briser l’illusion, de nous faire savoir qu’on allait nous raconter une histoire : coulisses ouvertes à notre regard ; préparation du plateau où les comédiens dessinent un cercle de jeu en vidant des sacs de ce qui figure le grain, la farine, la poussière ; acteurs présentant chacun leur personnage ; annonce des « chapitres » de l’histoire ; objets détournés de leur usage, comme dans l’imaginaire des enfants un escabeau serait tantôt un moulin domaine de Simon tantôt une tour où reclure Poussière, un confortable fauteuil serait le trône du roi-meunier y faisant rageusement des comptes déficitaires, un transatlantique serait la chambrette de jeune fille où se réfugier avant de s’en extraire pour être et vivre libre, des balles de tennis seraient des poires-projectiles à lancer… mais lors d’une pause assise les trois protagonistes croquent à belles dents de véritables poires ! Adresses enfin impératives des personnages au technicien, pour demander selon leur état d’âme « noir » ou « lumière ».
Le théâtre parfois nous incite à réfléchir, parfois nous instruit sur la marche du monde, mais il peut, dans le conte, tout en nous laissant rêver, nous dire bien des choses en somme !
Fort-de-France, le 14 avril 2019
Photo Paul Chéneau
Lire aussi :
Au théâtre, « Poussière(s) » : laissez-nous rêver encore ! — par Janine Bailly —
Poussière(s) : à voir à tout âge — Par Roland Sabra —
Poussière(s) : de l’autre côté du miroir — Par Christian Antourel & Ysa de Saint-Auret —