— par Janine Bailly—
Il souffle ces derniers soirs, sur la scène du théâtre Aimé Césaire, un vent étrange venu des steppes afghanes, vent doux qui caresse, vent violent qui agresse, et soudain la petite salle, d’habitude si intime, ouvre son espace jusqu’à l’horizon de nos rêves. Ils sont quatre sur scène, et nous les suivons dans ce voyage en pays inconnu, entre imaginaire et réalité, entre admiration et effroi. Car le récit composé, mis en scène et joué avec ses trois complices par un Eric Bouvron qui sut prendre au roman de Joseph Kessel sa substantifique moelle, ce récit est tout à la fois inscrit dans le temps et doué d’éternité, réaliste dans sa cruauté et merveilleux dans ce qu’il tient du conte, histoire singulière d’un homme et métaphore de notre humanité entière.
Un décor réduit au strict nécessaire, sur les côtés du plateau des coussins et les accessoires qui permettront à trois des acteurs de se métamorphoser en un éclair, au gré des rôles différents qu’ils auront à jouer, un quart de rideau blanc qui voilera en ombre chinoise une lascive danse féminine, ou qui encore cachera pudiquement une intervention douloureuse infligée au héros blessé. Être spectateur, c’est alors recréer, en prenant sur cela appui, un monde à parcourir, un monde à conquérir, de même que dans l’espace notre imagination dessine le corps absent des chevaux, esquissés par de simples tabourets de bois, munis de rênes et figurant les têtes équines. Et c’est bien notre âme d’enfant qui est là convoquée — « on dirait que la chaise serait une auto… serait un train… » — prompte à s’émouvoir et à trembler, avide de croire en l’impossible. L’illusion est si belle et si facile, soutenue par la voix et les bruitages de Khalid K., mélopées, appels de muezzin en haut du minaret, nuances parfois de cantiques qui résonneraient dans la cathédrale, échos qui se prolongent et semblent ne jamais vouloir s’éteindre. Et le fringant destrier Jéhol hennit, bronche et souffle par les naseaux, et de ses sabots il frappe le sol, et les tempêtes se déchaînent sur l’Afghanistan !
En une sorte de prologue, un personnage-narrateur — ils le seront l’un ou l’autre à tour de rôle au cours de la représentation, nous faisant ainsi entrer plus au cœur de l’écrit de Kessel — nous explique la tradition du Bouzkachi du Roi, tournoi auquel doit participer Ouroz, fils du grand Toursène qui en son temps fut l’orgueilleux vainqueur de cette brutale et traditionnelle épreuve. Mais l’exotisme à cette circonstance attaché n’est peut-être qu’anecdotique, toile de fond sur laquelle viennent se tisser ou se défaire les liens entre les êtres. Certes, on prend plaisir au spectacle du tournoi mimé quand, conjuguant grâce, force et violence, Benjamin Penmaria, qui incarne Ouroz, donne chair à l’affrontement en quoi consiste ce jeu où tous les coups sont permis. Il y a aussi pour moi, et qui me touche dans ce fier héros mutilé, une réminiscence d’Arthur Rimbaud, de ce Rimbaud poète, « Homme aux semelles de vent » allé inexplicablement se perdre dans les immensités des terres africaines, qui se fit trafiquant d’armes, traversa à cheval le désert, perdit à l’hôpital de Marseille sa jambe droite. Et si le Poète y laisse ainsi un peu de sa pureté, le Cavalier n’est pas seulement glorieux, qui corrompt par un testament lui léguant Jéhol le trop loyal serviteur auquel en partie il doit sa survie.
Mais est-ce Joseph Kessel, ou est-ce plutôt Éric Bouvron qui choisit de mettre en lumière ce qui unit ou sépare ? Défait, Ouroz rentre chez son père pour lui faire allégeance, un père partagé entre la fierté de penser son fils comme successeur et la jalousie, inavouable aux bien-pensants, de devoir aujourd’hui céder la place. Trahi par Mokki, qui fut un temps son fidèle serviteur, Ouroz se doit de déjouer les pièges où la mort se tient en embuscade. Vaincu et diminué dans son corps physique, Ouroz reconquiert honneur et dignité puisqu’il accomplit, chose non encore vue, l’exploit inégalé d’exécuter d’extraordinaires figures équestres, de triompher en dépit du handicap. Se réalise alors l’annonce prophétique faite dans le roman : « Tu es pareil à mon bélier. D’un défaut tu feras excellence ».
Mais l’histoire, c’est aussi celle de cette femme nomade, Zéré, rencontrée en chemin et qui, éminence grise de Mokki, le pousse à se débarrasser de son maître afin d’en acquérir le fol étalon et la liasse d’argent astucieusement gagnée dans un pari. Femme en quête de fortune peut-être, femme méprisée, battue, bannie par Ouroz, mais femme en quête de liberté pour elle et son amant, femme enfin qui se venge et revendique, en dépit d’un destin contraire, sa place dans le monde comme son droit au bonheur, au respect, et à la dignité. L’histoire, c’est encore celle de ce serviteur, qui encourt les foudres de Toursène, champion vieillissant, et se voit par lui fouetté à coups de cravache, défiguré à vie.
En contrepoint du merveilleux voyage, merveilleux dans ce sens où le réalisateur m’évoqua Alice au pays des Merveilles, il nous est donc parlé des liens qui dans toute société se tressent, se tendent et parfois se dénouent entre les pères et les fils, les hommes et les femmes, les serviteurs et leurs maîtres.
Janine Bailly
Photos Paul Chéneau
Fort-de-France, le 9 décembre 2016