— Par José Alpha —
En reprenant la maxime de Louis Jouvet, je m’autorise amicalement cette observation à la lecture de l’article paru le 15 avril dernier dans Madinin’art, l’organe critique des arts et spectacles vivants fort apprécié en Martinique.
Tenter de réduire la liberté du créateur du plateau théâtral, en l’occurrence celui de la tragédie romantique Romyo et Julie d’Hervé Deluge produite aux Tropiques Atrium les 14,15 et 16 avril dernier, ne peut selon moi avoir de sens pédagogique si on s’arc-boute à pointer les contre-nature, les gabegies voire les impérities du dramaturge qui poursuit pourtant son rêve de médiation à travers les histoires qu’il raconte avec ses acteurs, qu’il a su convaincre de l’estimable mission de son entreprise.
Tout en reconnaissant aimablement la jeunesse de l’histoire théâtrale en Martinique et dans les Antilles, même si, au demeurant, cette grande histoire qui trouve ses origines dans l’aire de l’esclavagisation, remonte au 18eme siècle dans l’archipel caribéen hispanophone et anglophone, certains critiques ne participent pas réellement à l’évolution perfectible de l’art à « jouer » les confusions, les dépassements, voire le mystère passionné des exaltations refoulées qui maintiennent les consciences dans l’immobilisme et la peur. Nous sommes tous en effet gênés, censurés dans notre liberté d’agir le monde en lisant ces quelques lignes jetées manifestement sous le coup de l’émotion aussi louable soit elle. Et c’est précisément là où nous ne nous sentons pas libre de nos actes, que la représentation de l’acte rêvé nous apporte la nécessaire compensation de la liberté d’agir. Le Théâtre, le Cinéma, la Musique, les Arts dont les buts sont de montrer à l’humain à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa cruauté, sa colère, sa joie, sa crainte et ses peurs, ne sont-ils pas autant d’espaces de liberté pour l’épanouissement des humanités ?
En nous présentant des personnages assez proches de nous pour que nous les comprenions, assez loin de nous pour que nous n’ayons pas peur en les condamnant, de nous condamner nous-mèmes, le Théâtre nous rend notre liberté de créateur, de spectateur critique, nous rend cette liberté de plus en plus sacrifiée à l’autel des contingences sociales, qui nous échappe comme autant de passions inassouvies. Vincent Gambier, journaliste rédacteur en chef de LesTrois coups.com, organe critique du Théâtre, de ses comédiens, concepteurs et dramaturges notamment, précise que « les rédactrices et rédacteurs du journal, sont « celles et ceux qui racontent les aventures de leur âme… au milieu des chefs-d’œuvre ». Et le spectacle de nos passions, satisfaites ainsi comme par procuration, nous apporte la « purgation des passions » selon Aristote.
La liberté chez Shakespeare comme chez Racine, commence déjà par l’absence de temps, or quand il y a le temps, ce n’est pas de la chronologie, selon Georges Steiner. L’influence de Shakespeare sur le Théâtre romantique français fut avant tout stratégique. Nous savons tous que les romantiques en appelaient à Shakespeare quand ils se permettaient des audaces dans leurs propres œuvres. Ils mêlèrent le tragique et le comique pour protester contre la règle classique de l’unité. Ils introduisirent dans la sphère tragique des personnages grotesques et de basse condition pour renverser le principe classique de la bienséance… En réalité, il existe beaucoup de « contre-nature » dans la manière dont les romantiques ont interprété Shakespeare, selon Georges Steiner (la mort de la tragédie). Ils voyaient en Shakespeare une totale licence de forme pour servir le fond, d’autant qu’ils connaissaient les origines d’Othello, de Roméo et Juliette dont justement le metteur en scène Baz Luhrmann ne se cache pas en 1996, d’avoir « recréée la tragédie shakespearienne en tirant de l’histoire universelle modernisée » un film totalement déjanté et le plus frénétique qui soit avec Léonardo DiCaprio et Claire Danes. Alors pourquoi la réécriture théâtrale, l’adaptation est elle aussi conspuée dans nos petits espaces ? Considérée comme une « trahison » par bien moins fort heureusement, parce qu’elle réorganise le texte original, le « rafraichi » comme il se dit souvent, l’adaptation du texte théâtral, comme le vocabulaire gestuel, n’est-elle pas à la disposition du créateur qui s’en sert, et non l’inverse, à des fins de «tension émotionnelle» ? Mais Je ne veux pas imaginer que les observations exprimées n’ont pas d’autres motivations qu’à alléger le processus de création scénique qui, pour la circonstance, a su indiscutablement rétablir le lien affectif avec son public bien en attente du bonheur de vivre les passions et les sentiments annoncés par l’histoire.
C’est en cela que Hervé Deluge, le martiniquais, nous intéresse pour son audace à transgresser comme « les romantiques » français, allemands, africains (la flute enchantée de Mozart) et américains d’aujourd’hui, les fixations réglementaires des œuvres publiques pour en faire les nouveaux pivots des principes du lien social, de la solidarité, de l’égalité et de la fraternité. Avec comme fondation immuable « la purgation des passions » comme furent réécrits pour la scène théâtrale contemporaine Eschiles, Sophocle, Péricles, Euripide, par des dramaturges, écrivains, metteurs en scène et concepteurs en phase avec leur temps et les bouleversements socioculturels et géostratégiques …
Les temps changent et la « reconstruction du texte » avec des enchevêtrements, contestables certainement , a l’avantage de poser d’emblée le fait comme une conséquence inéluctable de notre nature ; le public l’a reconnu et accepté dans la création théâtrale Romyo et Julie. En s’appropriant l’œuvre d’origine, le dramaturge la plie à sa culture, à ses détresses, à ses doutes et à sa mélancolie. Le problème ? Certainement parce que nous supposons la pression de deux nécessités divergentes mais également impérieuses : nécessité de l’adaptation au progrès d’une part, et nécessité de sauvegarder nos patrimoines héritées, précise Paul Ricoeur.
L’enthousiasme des nombreuses manifestations enregistrées et la popularité des représentations données à guichet fermé de Romyo et Julie d’Hervé Deluge aux Tropiques Atrium, en font une œuvre collective populaire incontestable. Et puis, le Théâtre, n’est ce pas la rencontre d’un auteur avec un metteur en scène, qui donnera naissance à une pièce faite pour des comédiens qui la porteront sur scène ; cette alchimie fragile qui est source d’intelligence vive et féconde.
José Alpha 18/04/16