— par Janine Bailly —
Si Avignon reste, pour les amateurs autant que pour les professionnels, une destination incontournable, il est de par le monde d’autres lieux où le théâtre va et nous emmène à sa propre découverte. Il en est ainsi du Festival International d’Almada, au Portugal, qui propose sur les deux rives du Tage, du 4 au 18 juillet, sa trente-cinquième édition. Une édition un temps compromise par des réductions financières, mais qui par bonheur peut avoir lieu, organisée conjointement par la CTA (Companhia de Teatro de Almada), la Câmara Municipal de Almada, et quelques-uns des grands théâtres de Lisbonne. Une édition qui propose cette année vingt-quatre spectacles en différents lieux ; un festival populaire en ce sens qu’il s’offre à tous pour un prix fort raisonnable, l’abonnement donnant accès à l’ensemble des manifestations pour soixante euros seulement ; un festival de qualité, audacieux et novateur, qui convie auprès des réalisations portugaises certaines des grandes créations européennes de ces derniers temps. Expositions, conférences, spectacles de rue et concerts gratuits viennent compléter le programme.
De tradition ouvrière et socialiste la ville, aujourd’hui privée en partie de ses activités portuaires, garde cette ouverture vers la culture et vers l’autre qui est un peu sa marque : l’actuelle « Presidente da Câmara Municipal » en fonction n’est autre que Inês de Meideiros, comme sa sœur cadette Maria actrice de théâtre et cinéma, mais aujourd’hui investie en politique après avoir dirigé le Teatro da Trindade dans Lisbonne. Et si en nombre le festival peut paraître modeste, il gagne en sérénité, profondeur et qualité ce qu’il perd en quantité, les rencontres s’avérant fort conviviales et enrichissantes avec les metteurs en scène, qui viennent dans des « Colóquios na Esplanada » expliquer leur conception du théâtre et du monde. Le public quant à lui fait preuve d’une qualité d’écoute attentive et sans faille. Lorsque les pièces sont données dans leurs différentes langues d’origine, elles se voient pour la bonne compréhension surtitrées en portugais.
Si le théâtre lusophone vu ici semble être un théâtre qui privilégie les textes, les spectacles reposent toujours sur une scénographie originale, jamais surfaite ou surajoutée mais propre à créer un écrin d’où les mots jailliront tout naturellement, avec force et spontanéité, en interpellation au spectateur. On retrouve là le sens de l’image propre au cinéma portugais, transposé sur la scène, où les décors comme les positionnements des comédiens sur le plateau composent parfois de véritables tableaux vivants. J’en veux prendre à témoin trois représentations.
« Nada de mim, Rien de moi » : Du dramaturge norvégien Arne Lygre — cher à Stéphane Braunschweig — nous voyons l’adaptation réalisée par Pedro Jordão. Autopsie d’un couple en train de naître, femme qui se libère de son mariage et s’enferme avec son jeune amant dans un nouvel appartement, liaison passionnée et symbiotique, mais qui bientôt se verra perturbée par le surgissement d’un passé, figures de parents, d’enfants, de mari… L’auteur analyse ce qui tisse une relation entre deux êtres : élan vers l’autre, concrétisation d’un rêve, besoin de bâtir un projet commun, volonté de soigner d’anciennes blessures mal cicatrisées ? Intimiste et poétique, le huis-clos prend force dans ce décor fait de longs miroirs sur pied, mobiles au gré des mots, psychés ouvertes ou refermées et dans lesquelles on se dédouble, en quête de qui l’on est, de sa propre vérité et de ce qui va advenir. Et quand les figures du passé se matérialisent, elles sont simplement incarnées par les comédiens couchés au sol, comme en sommeil, ou comme en attente d’être dans l’histoire convoqués.
« Carmen » : à partir de « Vozes dentro de mim » — Des voix en moi —, le livre autobiographique écrit par Carmen Dolores, qui dans les années soixante-dix fut une des actrices portugaises les plus charismatiques, Diogo Infante nous tisse le portrait de la femme, au même temps que se dessine dans ces confidences l’histoire du théâtre portugais du XX°siècle. Seule en scène, Natália Luiza, silhouette drapée de satin crème, forte et fragile à la fois, toute en sensibilité et délicatesse, fait revivre à la première personne les personnages que Carmen a incarnés, donne à entendre ces « voix » qui par la sienne vinrent au jour. Son image se dédouble par un jeu de miroirs, images en pied ou en buste, reflets de toutes les identités que pour être comédienne il a fallu endosser… de même qu’autour d’elle en arc de cercle s’illuminent ou s’assombrissent, au gré des souvenirs échangés, les robes que sur scène Carmen a portées. Ou encore, dans ce qui figure une loge d’artiste, assise au devant du plateau l’actrice évoque, par quelque photographie ou objet, les êtres chers à celle que fut Carmen. Si belle, si juste est la représentation que le spectateur s’il n’y prenait garde confondrait en une seule et Natália et Carmen !
« Colónia penal » : restituer, en créant pour ce faire une vraie dramaturgie, cette pièce inachevée de Jean Genet où, dans un style autobiographique l’auteur évoque sa propre expérience de vie pénitentiaire, restituer cela pouvait apparaître tel un défi, brillamment relevé par António Pires dans une traduction de Fátima Ferreira. Dans la vie réelle, Jean Genet arrêté à l’âge de seize ans fut placé par les tribunaux à « la Paternelle, colonie pénitentiaire agricole de Mettray ». Au théâtre, une succession de scènes, liées entre elles par la présence de personnages marginaux enfermés là sous la surveillance des gardes et des administrateurs du « bagne », démontrent la brutalité de rapports humains faits de domination/soumission, l’affirmation d’une hiérarchie fondée sur la virilité masculine, la naissance aussi d’une homosexualité possible. Là des murs mobiles se dressent, qui écrasent les prisonniers, insectes misérables soumis ou en révolte. Des murs gris se déplacent, s’ouvrent ou se referment, cachent ou dévoilent. Devant eux, occupant leur extérieur, l’administrateur en compagnie du prêtre peut se goberger d’un festin qui lui arrache quelque rot intempestif. À leur sommet peuvent apparaître les gardes qui de leur médiocre arrogance surplombent l’espace. Les murs inexorablement recréent des espaces, toujours clos pour les uns, ouverts pour les autres ; les murs délimitent donc le dehors et le dedans ! Et sur un écran surélevé en fond de plateau, un court métrage du grand réalisateur João Bothelo évoque les figures de ceux qui justement sont restés libres mais sans commisération !
Ainsi que l’écrit Inês de Meideiros, il semble bien que le théâtre soit un miroir où nous découvrir, où aussi regarder le monde comme il va : « O teatro é isso mesmo : um espelho ».
Almada le 16 juillet 2018