— par Janine Bailly —
Au Festival de Théâtre de Almada, dans une ambiance toujours chaleureuse, on découvre ou redécouvre de grands textes, d’aujourd’hui et d’autrefois, et qui sont pour certains donnés en cette belle langue française, supplantée aujourd’hui au Portugal par l’anglais mais encore bien connue des générations plus anciennes.
Liliom, ou la vie et la mort d’un vaurien (Liliom ou a vida e a morte de um vagabundo) : au Teatro municipal Joaquim Benite, de Almada
« Je voulais aussi écrire ma pièce de cette manière. Avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège dans le bois à la périphérie de la ville ». Ainsi parlait le dramaturge hongrois Ferenc Molnár qui présentait sa pièce Liliom, créée en 1909 et sujette à de multiples adaptations cinématographiques, celle de Fritz Lang n’étant pas la moindre. Jean Bellorini, qui donna à la carrière Boulbon le fabuleux Karamazov dans le cadre du 70° Festival d’Avignon, offre ici de Liliom une version poétique, qui repose sur une scénographie inventive et par instants féérique. De la fête foraine, il retient l’espace carré d’un manège d’auto-tamponneuses, les quatre véhicules s’offrant aux entrées et sorties des personnages. À gauche et à droite, deux caravanes, l’une pour y vivre, l’autre ouverte pour accueillir les musiciens, et l’on y remarquera plus particulièrement une harpe. En fond de scène, une grand-roue s’allume et tourne, au pied de laquelle les amants scelleront leur amour, Liliom le bonimenteur de foire, le vaurien « à la gueule d’ange » et Julie la petite bonne un rien naïve mais si généreuse, éprise jusqu’au sacrifice. Une structure métallique soulignée de néons colorés surplombe le plateau, arachnéenne, qui s’abaissera et figurera le passage de l’au-delà à la terre lorsque Liliom, qui s’est suicidé pour échapper à la police, aura permission seize ans après sa mort de redescendre sur terre et d’y accomplir en faveur de sa fille un acte rédempteur, lui qui n’avait pas hésité à faire sa vie durant preuve de mâle violence virile envers son épouse Julie.
De cette histoire, Jean Bellorini assume la dimension du conte. De même, le phénomène de distanciation cher à Brecht est ici appliqué, Bellorini refusant le réalisme, et s’éloignant peut-être de la portée sociale du texte : maquillage blanc outré de Liliom, personnage caricatural de la femme qui recueille Julie — incarnée par un acteur masculin —, chants détachés de l’espace de jeu, position frontale donnée à certaines scènes, adresses au public…
Actrice (Actriz) : au Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne (Spectacle créé cet hiver au théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Commenté le 2 janvier 2018 dans Madinin-art par Michèle Bigot)
Pascal Rambert, responsable et du texte et de la mise en scène livre, par l’entremise de son personnage l’actrice Eugénia, une profonde réflexion sur les rapports que le théâtre entretient avec la vie, sur la place du fictionnel et du réel : quelle est la force de l’art, alors même qu’il ne peut vaincre la mort ? Belle mise en abyme, les amis, gens de théâtre et de famille ligués improvisent devant la comédienne malade et alitée, en attente de l’issue fatale dont elle est consciente, un court spectacle dont le dénouement est la défaite de l’Allégorie de la Mort. Prélude à la disparition réelle d’Eugénia qui loin d’être sauvée rend alors dans les bras de ses enfants son dernier souffle ! Réflexion aussi sur les conceptions opposées qu’ont les deux sœurs du sens de la vie, l’une actrice célèbre mais sur son lit d’hôpital et de souffrance clouée — fabuleuse Marina Hands —, l’autre brillante femme d’affaires, debout droite et débordante d’énergie — incisive Audrey Bonnet ! Écoutons ce que dit le dramaturge de sa propre création : « Actrice a été écrit pour les acteurs du Théâtre de Moscou en 2015. La pièce raconte les derniers jours d’une immense actrice. En quelques semaines, elle dit adieu à ceux qu’elle a aimés. Toute sa famille est là, ainsi que ses collègues de théâtre. Jusqu’à la fin. Entourée de centaines de bouquets de ses admirateurs. Comme dans un reposoir ».
Anton Tchékhov se voit tout naturellement ici convoqué : de jeunes comédiennes venues rendre visite à Eugénia parlent de Macha et Irina, qu’elles interprètent, et de Svetlana, leur modèle commun, qui fille de Georges Pitoëff incarna Irina dans la mise en scène que celui-ci fit de la pièce « Les Trois Sœurs » en 1929.
Ainsi à Almada, si le théâtre peut être divertissement, il est aussi sujet à réflexion, sujet à discussions, et la Cour de l’école D. António da Costa, aménagée pour l’occasion en bar-restaurant de plein air, est un cadre propice aux échanges d’après-spectacle ! On s’y attarde volontiers, en dépit de l’heure qui avance et du vent qui se lève !
Almada, le 19 juillet 2018