— par Janine Bailly —
D’André Brink, je garde le souvenir ému d’une soirée au Grand Carbet de Fort-de-France, où il assista en compagnie de la réalisatrice Euzhan Palzy à la projection du film « Une saison blanche et sèche » qu’elle avait, avec l’autorisation de son auteur, adapté du roman éponyme. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud nous revient en plein cœur, sur la scène de Tropiques-Atrium, par la grâce du spectacle « Au plus noir de la nuit » que le metteur en scène Nelson-Rafaell Madel nous apporte, après avoir connu le succès au Théâtre de la Tempête, à Paris. Une représentation en direction des scolaires, deux seulement en direction du public, cela semble hélas bien peu.
« Au plus noir de la nuit » est à l’origine un épais roman de plus de cinq cents pages publié en 1974 par l’écrivain afrikaner André Brink, et qui fut à sa sortie censuré. En tirer une heure cinquante de texte, en faire un spectacle cohérent en dépit des ellipses temporelles, des omissions nécessaires et des mystères qui faute d’avoir lu le livre resteront pour nous inexpliqués, cela tient déjà du prodige. Mettre en scène la pièce ainsi composée a requis de l’imagination, de l’inventivité, de la rigueur aussi. Mais sans paillettes sans strass sans esbroufe, de façon pourrait-on dire « classique » puisque sans appui d’un quelconque écran, sans nul artifice à la mode. Mais avec une énergie, une vigueur, une authenticité qui nous captivent et nous tiennent jusqu’aux ultimes répliques en haleine, qui entraînent notre émotion, puis notre adhésion, puis nos questionnements ! Une force de vie aussi, car bien que le héros Joseph Malan, homme noir, recompose-écrive son passé dans sa cellule lors même qu’on l’a emprisonné après le meurtre – présumé ? réel ? fantasmé ? – de son amante blanche Jessica, nous ne sommes pas dans une geôle à la Hugo pour Le dernier jour du condamné ! Rien de morbide ici, mais un désir immense d’exister, d’être soi-même, par soi-même.
Six acteurs malléables pour interpréter les multiples personnages qui firent le quotidien de Joseph ; quatre moments, quatre « scènes » à suivre ce préambule, en ordre chronologique : c’est l’enfance et l’adolescence sous la houlette d’une mère truculente au franc-parler, puis la vie étudiante à la ville après avoir quitté la ferme ; c’est l’épanouissement, en un exil choisi, à Londres où Joseph porte à son acmé une carrière de comédien déjà amorcée ; c’est malgré le succès le retour à son pays natal, à cette Afrique du Sud écartelée par un apartheid tenace. Un régime inique contre lequel il prendra pour seule arme le théâtre, se constituera une troupe en adéquation avec ses idées et fidèle. Du moins jusqu’à ce que, la situation se dégradant, tous abandonnent leur metteur en scène, d’aucuns par peur des représailles, ou parce qu’est venu pour cet autre le temps de se battre dans l’action violente. Le dénouement bouleverse, où levé droit dans sa prison Joseph déclame bras tendu vers nous son amour, appel et ode superbe à Jessica, à la vie, à la liberté, au bonheur de savoir qui l’on est, et que l’on est enfin à sa place, celle que l’on s’est choisie !
Mais au-delà de l’intrigue, ce qui fait l’intérêt et l’unité du spectacle, ce sont les « fils rouges » retenus et filés par Nelson-Rafaell Madel. D’abord, une réflexion essentielle sur le théâtre, sa capacité de révolte et ce qu’il peut impulser dans une société où inhumanité, injustices et inégalités sont la règle : ainsi le décor ne présente que les éléments symboliques d’un plateau, deux perches porteuses de spots dressées sur la scène, la troisième en fond sur laquelle on viendra s’appuyer ou s’asseoir. Seules les lumières sculpteront l’espace, de la clarté à l’obscurité en passant par de très beaux clairs-obscurs. En tableaux brefs mais suggestifs sont évoquées trois pièces « de résistance » que Joseph choisit de faire interpréter à sa troupe, La vie est un Songe, Antigone et Hamlet. Et la bande-son accompagne, qui sait se taire quand il le faut, mais enfle et bat quand s’exaltent les passions.
Ensuite, métaphore de tout un pays, c’est une histoire de peaux et de couleurs, histoire du noir et du blanc, histoire d’un couple interdit qu’on ne saurait tolérer même caché-clandestin, qui se laissera gagner par la violence ambiante, la retournera contre soi jusqu’à se détruire. Non sans avoir résisté : on s’émeut à cette évocation douce d’une dernière nuit de pluie où Jessica et Joseph sortent de la chambre et marchent côte à côte dans les rues, couple d’amoureux qui ne se donnera pas la main ! Jessica, passé la rencontre initiale, aura progressivement imposé sa nécessité, telle une ombre ayant à quelques reprises traversé la scène, figure du destin qui attend son heure, pour être enfin une présence charnelle, sensuelle et pleine auprès de Joseph. Alors se verra l’importance des corps, qui en des mouvements dansés se cherchent, s’approchent se défient, se séduisent et font l’amour dans une sexualité exacerbée jusqu’à la mort.
Vient le troisième fil : plus ténue mais toujours présente en arrière-plan, cette évidence selon laquelle Joseph, héritier d’une lignée d’artistes quasi mythiques mais voués au malheur, est porteur d’un passé tragique qu’il assume, celui de « son père et du père de son père », un passé d’esclavage, de maîtres blancs engrossant des femmes noires, d’enfant noir qui n’irait à l’école que par le bon vouloir du « bass », le patron de la ferme… Et l’on s’enfonce dans l’exil des désillusions, quand fait défaut celui qui dans l’enfance fut l’ami blanc, qui aujourd’hui n’a plus à vous donner qu’un chèque que vous déchirerez avec une juste colère !
Le théâtre de Nelson-Rafaell Madel est un théâtre de mots, un théâtre de corps tout autant, où chaque fois que les mots s’avèrent impuissants à dire, chaque fois qu’il faut aller au-delà des mots, ce sont les corps qui dans l’espace écrivent l’histoire, en des moments intenses chorégraphiés par Jean-Hugues Mirédin.
Si leçon il y avait à tirer, je laisserais la parole à André Brink lui-même : « Il n’existe que deux espèces de folies contre lesquelles on doit se protéger. L’une est la croyance selon laquelle nous pouvons tout faire. L’autre est celle selon laquelle nous ne pouvons rien faire. »
Fort-de-France, le 8 novembre 2018
Photos Paul Chéneau