— Par Anna Garzetta —
Création de la compagnie Art&Fact
Chorégraphie Jean-Hugues Mirédin. Interprètes : Astrid Mercier, Alexandra Déglise, Emilie Alves De Puga, Lindy Callegari, Ricardo Miranda, Laurent Troudart. Lumière Viviane Vermignon
A Tropiques-Atrium ce vendredi 5 avril, la salle Frantz Fanon est presque comble. Les premières minutes de la scène initiale d’Au nom du père instillent une inquiétude sourde née du silence et de l’obscurité qui pèsent sur le plateau au décor dépouillé. Seuls pendent du plafond deux branches ascétiques comme des bois de cerfs. Pelotonnée à terre, la danseuse Emilie Alves De Puga ramène incessamment sous elle ses jambes comme mues d’elles-mêmes. Le corps obéit sous son contrôle et sous la surveillance du groupe de danseurs qui l’observe. Puis la danseuse se lève, s’avance déterminée vers un micro placé en bord de scène et lance aux spectateurs des nouvelles catastrophiques. Par les gestes à la fois caressants et autoritaires des autres danseurs, elle est vite ramenée hors de portée du micro, liberté d’expression muselée par un collectif d’individus auquel elle va finalement, après plusieurs tentatives d’échappées, se conformer.
Cette épure illustre finement les concepts « Autorité, obéissance, soumission, société, sacrifice » qui scandent la bande-annonce de cette nouvelle et magnifique chorégraphie de Jean-Hugues Mirédin. Qui peut nous contraindre ? Jusqu’où ? En quel nom ? Celui du père ou du Père ? Le spectacle pose des questions et des références qui traversent la société. La clé de lecture sociologique ici choisie permet de voir un inventaire des formes élémentaires de contrainte sociale, de la domination masculine à la manipulation des masses (peut-on y voir aussi l’expérience de Palo Alto de 1967 sur le fascisme ?), ou à la servitude volontaire. La note d’intention d’Au nom du père évoque le Sacrifice d’Isaac comme le discours d’Adolf Hitler de 1936 : « Je veux une jeunesse athlétique qui n’aura pas reçu la moindre éducation intellectuelle, si ce n’est l’apprentissage de l’obéissance ».
Ces références, dont toutes ne sont pas lisibles immédiatement, composent des tableaux chorégraphiés : ainsi le discours d’Hitler sera mis en scène par une course d’obstacle, figuré par deux tréteaux. Ces éléments du décor serviront ensuite à soutenir une banale planche, sur laquelle s’allongera Alexandra Déglise pour un rite cruel ; lorsque l’exécutante du rite voudra arrêter, Astrid Mercier, implacable et impeccable lui intimera : « L’expérience exige de vous que vous continuiez ». Absurde pouvoir des mots dits. Cette absurdité est aussi celle des discours mimés dans une belle et angoissante scène collective : face aux spectateurs, les six danseurs, écrasés par la musique, se lancent dans des harangues muettes, accompagnés de gesticulations désaccordées et de grimaces, adressées à un miroir ou à nous-mêmes.
Les danseurs incarnent tous à merveille leurs rôles aux masques impavides, que ce soit dans les scènes de quasi possession de leurs corps désarticulés comme dans celles plus retenues.On retiendra notamment la scène de dévoration de Laurent Troudard par les femmes ; la gestuelle violemment hachée et hypnotique de Lindy Callegari ; le duo symbiotique formé par Laurent Troudart et Astrid Mercier, dont on ne sait s’il exprime une renaissance dans le couple ou au contraire une domination larvée ; les mouvements d’Alexandra Déglise s’enroulant et s’étouffant dans des tissus bruns et rouges posés sur son corps par Ricardo Miranda. La contrainte sait se faire insidieuse et mêler soumission et plaisir, souffrance et désir. On retrouve ce balancement de la douceur à la violence dans le choix musical, ponctué de coups de sifflets impérieux.
En s’approchant du dénouement de la représentation, les scènes gagnent en densité dans une lumière en clair-obscur ajustée sur les corps. Ouvert par un silence, Au nom du père se conclut par un nouveau silence, refermant une parenthèse très riche de tensions et de réflexions, avant des applaudissements amplement mérités.
Martinique, mai 2019
A.G.