Au loin la liberté – Essai sur Tchekhov de Jacques Rancière (La fabrique éditions), 128 p., 13 €.
— Par Hélène Lemoine —
Dans son essai « Au loin la liberté », Jacques Rancière propose une analyse approfondie de l’œuvre d’Anton Tchekhov, en particulier de ses nouvelles. Le point de départ de cette réflexion est une courte nouvelle de l’écrivain russe, où deux gendarmes escortent un vagabond vers la prison. Ce dernier exprime ses rêves de liberté, amenant les gendarmes à se confronter à la « distance effrayante qui les sépare du pays de la liberté ». Cet épisode devient pour Rancière une clé de lecture de l’œuvre de Tchekhov, qui montre à quel point la vie de ses contemporains est éloignée de la liberté, tout en la désignant comme un horizon vers lequel tendre.
Dans les cinq premiers chapitres de l’ouvrage, Rancière met en lumière la dramaturgie de la servitude dans les récits tchekhoviens. Les personnages de Tchekhov, qu’ils soient riches ou pauvres, semblent piégés dans une vie où la soumission est devenue une manière d’être, un état de fait auquel ils ne peuvent échapper. Pourtant, ce qui intéresse Rancière, c’est l’instant où ces personnages sont confrontés à la possibilité d’un changement, un moment crucial souvent évité, reflétant leur incapacité à imaginer une vie différente. Pour l’auteur, Tchekhov ne se contente pas de dépeindre une société oppressée par des forces extérieures ; il montre comment la servitude est intériorisée, reproduite par des habitudes et des affects, rendant le changement d’autant plus difficile.
Dans les quatre chapitres suivants, Rancière explore la poétique à travers laquelle Tchekhov s’adresse à ses lecteurs. Il ne cherche pas à leur faire prendre conscience des causes extérieures de leur condition. Au contraire, la servitude n’a d’autre cause qu’elle-même. Le véritable enjeu, selon Rancière, est de modifier les manières de sentir. Cette révolution des affects est au cœur du projet littéraire de Tchekhov : ses récits visent à faire ressentir le malheur de manière plus heureuse, en introduisant une consolation dans la prise de conscience de la servitude, suscitant une double émotion – la honte et la consolation.
Pour Rancière, Tchekhov incarne pleinement ce qu’il appelle la « politique de la littérature », une approche qui ne se contente pas de critiquer l’ordre établi, mais qui appelle à une transformation sensible et affective, préalable à tout changement social ou politique. Tchekhov, à travers la répétition et la monotonie de la vie de ses personnages, montre que l’émancipation ne peut se réaliser que par une prise de conscience individuelle, une capacité à sentir autrement le monde qui les entoure.
En filigrane, Rancière fait de l’œuvre de Tchekhov une réflexion sur l’imaginaire littéraire et son pouvoir d’émancipation. Contrairement à une vision pessimiste qui verrait chez Tchekhov une acceptation de la misère humaine, Rancière y discerne au contraire une invitation à l’espoir. L’écrivain russe ne montre pas des personnages condamnés à l’échec, mais des individus toujours capables de franchir le pas vers une nouvelle vie, même s’ils y échouent souvent. En refusant de céder à « l’impossibilité d’imaginer que les choses soient autrement », Tchekhov, selon Rancière, œuvre à faire croître « l’étincelle » d’une autre vie possible, celle où la liberté, bien que lointaine, reste un horizon accessible.
Ainsi, _ »Au loin la liberté »_ est non seulement une lecture minutieuse de l’œuvre de Tchekhov, mais aussi un essai sur le pouvoir de la littérature à éveiller les consciences, à transformer les affects et, en fin de compte, à préparer la voie pour une émancipation collective. Rancière conclut que la liberté, à l’instar de la littérature, est toujours présente, quelque part au loin, nous invitant à repenser et à réinventer nos manières d’être au monde.