Un des moments du festival les plus attendus : la soirée d’un duo gagnant, Pinter / Stein
– Par Janine Bailly –
Réunir au festival d’Almada deux “monstres sacrés”, deux “figures de proue” du théâtre actuel, c’est l’un des petits miracles auxquels nous convie le directeur, Rodrigo Francisco.
Harold Pinter, dramaturge britannique disparu à Londres en 2008, nous reste proche par la grâce des pièces qu’il a écrites, et qui régulièrement sont portées à la scène : ainsi ai-je pu voir en juin le diptyque proposé à Paris, au Théâtre de l’Atelier, par Ludovic Lagarde, à savoir L’Amant et La Collection, œuvres complémentaires, qui autopsient de façon acidulée, tranchante et drôle, la vie du couple, l’amour, le désir, et le quotidien le plus banal où se glissent peu à peu l’ambiguïté, le mensonge, et les faux-semblants. Où l’on finit par accepter de vivre dans l’étrange et l’inconfort.
Peter Stein, lui bien vivant, que par bonheur nous pouvons voir et entendre lors d’une “Conversa na esplanada”, une conversation en plein air en fin d’après-midi, est celui qui dans les années soixante-dix redonna vigueur à un théâtre allemand embourgeoisé et encalminé, dirigeant un temps Die Berliner Schaubühne, le célèbre théâtre de Berlin. Et qui aujourd’hui réside en Italie auprès de son épouse, la grande actrice Maddelena Crippa, – c’est elle qui endosse à Almada le rôle féminin principal de Il compleanno.
Peter Stein proposait donc, à un public de tout âge, qui nombreux se pressait à l’unique représentation inscrite au programme du festival, son adaptation en italien de The Birday Party, au titre de Il compleanno, légendé en portugais – soit en français L’Anniversaire. L’argument peut en sembler simple : Stanley, apparemment célibataire et peut-être ancien pianiste, débraillé mal fagoté mal peigné, depuis un an vit dans une pension de famille en bord de mer, auprès d’un couple d’âge mûr. Meg la maîtresse de maison assure l’intendance, bigoudis sur la tête et tablier de ménagère ceint à la taille ; pourtant elle aimerait jouer encore de ses charmes auprès de son hôte, qu’elle cajole et agace, naïve et maladroite. Petey, le mari qui supporte avec patience et stoïcisme les fantaisies de Meg, se partage entre la lecture matinale de son journal, les petits pois de son jardin, et son travail de plagiste. Lui seul semblera pressentir, plus avant dans l’histoire, une vérité inquiétante, alors que Meg se voudra aveugle aux étranges événements venus bouleverser l’ordinaire des jours et la répétition sécurisante des petits déjeuners partagés.
Quand deux hommes aux allures interlopes et quasi funèbres, costume sombre chemise cravate valises attaché case, viennent un matin prendre pension chez Meg, c’est tout un monde qui va se délitant. Qui sont ces inconnus ? Que viennent-ils ici chercher ? Et pourquoi Stanley semble-t-il s’en effrayer, qui lorgne au carreau de la porte vitrée ? Et d’ailleurs, qui est-il lui-même, d’où vient-il et, fugitif, se cacherait-il ici ? De quel côté sont la culpabilité et l’innocence ? Peu à peu la menace grandit, et avec elle sa compagne la peur. Qui trouvera sa justification quand le dialogue tournera à l’interrogatoire de Stanley. Qu’une torche sera braquée sur lui, le mettant en lumière ainsi qu’un présumé coupable dans une salle de commissariat.
À Stanley on impose une fête d’anniversaire incongrue, et très vite ses velléités de résistance s’effondrent. Pantin ridicule, et touchant parfois, métamorphosé peu à peu en une marionnette dont les deux inconnus tirent les fils, au prétexte de jouer à colin-maillard on le moque, on lui tend un piège, et le voici affublé d’un tambour d’enfant, son cadeau d’anniversaire dans lequel il a mis malencontreusement le pied. Mais après que s’est faite une obscurité soudaine – Petey de retour d’une soirée jeu d’échecs nous apprendra qu’un fusible avait sauté, un fusible réel… et symbolique ? –, que dans la lumière revenue on découvre Stanley en posture de viol sur la jeune Lulu conviée à l’anniversaire, on s’interroge : qui le coupable, qui la victime ? Pinter se plaît à transformer la fête en cauchemar, à brouiller les cartes, et les identités ! Pour finir, on a brisé les lunettes de Stanley, et le voici aveuglé… Au matin suivant, les inconnus le sortiront de sa chambre, rasé costumé, mutique, bref socialement présentable, pour le jeter dans une voiture – dont il nous fut dit la grandeur, et qu’elle possède un coffre qui… Chacun de nous garde en mémoire de ces scènes où un homme disparaît, quand à l’aube quelque policier, quelque milice font brutalement irruption…
On imagine combien les interprètes de ce genre de “théâtre de la menace” doivent faire preuve de subtilité et de métier pour rendre convaincante l’intrigue, et l’absurde de l’intrigue. Car la pièce, sorte de polar du type série noire, faussement naturaliste, réaliste et surréaliste tout à la fois, se dit dans un langage à double sens, progresse aussi dans les silences et les non-dits. À ce sujet, Peter Stein évoque « les fameuses pauses que Tchekov a tellement cultivées, ces silences pendant lesquels se passent les choses les plus terribles ».
Harold Pinter charge le quotidien en apparence le plus ordinaire d’une sombre violence, il sait rendre les choses et les dialogues énigmatiques, comiques ou effrayants, il invite le spectateur à se questionner, à se formuler des hypothèses, à construire sa propre histoire en fonction de ce qu’il voit sur scène, de ce qu’il sait de la domination de l’un par l’autre, de la manipulation, de la soumission à un certain ordre, en fonction encore de ce qu’il sait des régimes dictatoriaux dont le monde a souffert – la pièce est créée en 1958, quand les angoisses se liaient à ce que l’on nommait la “guerre froide”.
Parlant de sa façon de travailler, Peter Stein quant à lui affirme que les acteurs sont “le crayon avec lequel il dessine” : « Je ne crois pas que la mise en scène soit proprement une activité de création ou d’interprétation suggestive comme cela arrive trop de nos jours. À mon avis, le metteur en scène doit se limiter à véhiculer les intentions de l’auteur .»
J.B. Almada, le 13 juillet 2023