— par Janine Bailly —
D’Iran, il nous arrive films et livres, pour parler d’un pays en mutations et souffrances. Maryam Madjidi, jeune femme iranienne exilée, obtint avec Marx et la poupée le prix Goncourt du premier roman, en 2017. Le récit est très proche de la vie de son auteur, qui conduit de l’enfance vécue à Téhéran à l’exil parisien, puis aux séjours adultes dans différents pays, Chine, Turquie, Inde. Un court texte en prologue raconte comment son oncle emprisonné a gravé pour elle, sur une pierre, à l’aide d’une aiguille, le prénom Maryam. La narratrice dit qu’elle aimerait avoir un sac d’histoires à offrir, car « de l’enfance, il reste aussi le goût des histoires, des contes qu’on vous raconte, ou que vous racontez pour tromper la solitude », et c’est précisément ce que fait l’auteur Maryam Madjidi : entrecouper son récit de contes traditionnels. Et l’Iran natal est bien là, qu’on ne peut oublier, dans la révolution islamique, dans l’investissement politique de parents communistes — un engagement responsable de l’exil en France. Seront évoqués un oncle emprisonné, un jeune voisin mystérieusement disparu, et les exactions, les humiliations et les tortures. Et Maryam Madjidi n’hésite pas à parler d’une civilisation régressive, sous la coupe de la “Milice des bonnes mœurs” : « Des femmes s’attaquent à toute femme mal voilée ou habillée de manière provocante. De manière provocante veut dire dans l’intention de violer l’esprit pur et chaste de l’homme qui s’efforce de ne pas être tenté par ces créatures diaboliques mais qui a l’esprit tellement bien placé dans le cul et le sexe des femmes que le moindre poil féminin le fait sortir du droit chemin ».
Cependant, nous sommes bien, à la croisée de l’Histoire du monde et d’une histoire individuelle, dans un roman à la structure particulière, le livre étant partagé en trois chapitres, première, deuxième et troisième naissance, respectivement venir au monde à Téhéran, devenir française à Paris, puis s’assumer dans un entre-deux de réconciliation qui mènera d’un pays à l’autre. Un partage qui n’implique pas un ordre chronologique de la narration ; à l’intérieur de chaque partie on suit des allers-retours dans l’espace et dans le temps, de maintenant à autrefois, d’ici à là-bas. Aucune linéarité, mais plutôt des instants de vie, des photographies d’un moment particulier, sortes d’instantanés surgis de la mémoire blessée. Quant à la parole, elle se voit distribuée de façon subtile, entre le “Je” de la narratrice-fœtus, qui nous parle du ventre même de sa mère, le “Je” de l’enfant, celui de la jeune fille puis de la jeune femme, le “Je” accordé passagèrement à divers personnages qui gravitent autour de l’héroïne.
Le récit, au plus près du vécu, est souvent intimiste, toujours sincère, proche de la confession quand Maryam Madjidi écrit la honte de l’adolescente — honte qui demeure sous-jacente à l’âge adulte — d’entendre ses parents maîtriser assez mal le français. Sans concession quand éclate sa colère face à ceux qui prônent la chance et la richesse d’avoir une double culture, alors qu’elle-même se sent écartelée entre ici et là-bas. Car elle n’hésite pas à remettre en cause les idées communément admises ! On découvre le point de vue de l’exilée, porté sur les habitudes des autochtones, qu’elle observe avec une curiosité mêlée de stupéfaction, façon neuve de voir qui nous bouscule dans nos certitudes, qui montre la relativité des choses, et remet en question les notions de “France terre d’accueil” — ou celle d’intégration, ou d’assimilation. À l’étrangère, il sera dit « j’accepte que tu sois chez moi, mais à la condition que tu t’efforces d’être comme moi ». Pour ce faire, l’enfant voudra posséder la langue, allant jusqu’à refuser de la parler tant qu’elle ne la dominerait pas, et c’est là un des plus beaux moments du livre : « Je vais bientôt mettre au monde mon français comme un enfant qui va naître… les mots volaient, dansaient, ils s’élançaient de ma bouche comme des flèches, ils virevoltaient sur eux-mêmes, soulagés d’être enfin libérés de ma bulle intérieure, enchantés de pouvoir enfin communiquer avec les autres. Tout l’espace était rempli de mots français… j’ai enfanté mon français ». Plus tard, elle “déterrera” aussi avec fièvre les mots de sa langue natale, métaphoriquement enfouis un jour sous la terre, réconciliant ainsi les deux moitiés de son identité.
L’humour n’est pas absent, qu’il s’agisse de la grand-mère priant pour l’enfant « contre ces barbares de communistes », de l’enfant parlant de ces étranges choses à manger qui font les délices des Français, ou du clin d’œil au Montesquieu des Lettres Persanes dans la question qu’on lui pose : « Comment peut-on être iranienne ? », et dans celle qu’elle nous pose en retour : « Comment peut-on être français ? ». Et si l’ensemble est un constat lucide, si l’on n’entre pas en empathie avec les personnages, il est dans Marx et la poupée de touchants passages, sous forme de listes par exemple : le “Je me souviens”, façon Georges Pérec, évocation des choses aimées laissées derrière soi au moment de l’exil — et le titre dit aussi la poupée et les livres interdits enterrés dans le jardin avant le départ —, la liste des choses découvertes et aimées en France, à chacun de ses âges — “J’ai douze ans… J’ai seize ans…” — l’énumération enfin des cicatrices et écorchures sur le corps de l’amant de Téhéran, dont la peau est « une tapisserie iranienne », et dont les blessures sont « le symbole de l’Iran meurtri et abîmé ».
Ainsi, l’enfant a parcouru ce long chemin d’initiation, à la découverte du monde et des hommes, à la rencontre d’elle-même !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 16 mars 2018