Toute référence à la couleur de peau de Joaquim Maria Machado de Assis, monument national de la littérature, a, notamment, longtemps été proscrite.
Lettre de Rio de Janeiro
C’est à l’époque du baccalauréat, vers 17-18 ans, qu’André Tadao Kameda a découvert que le plus grand écrivain de son pays était noir. « Jusque-là ce n’était pas très clair, se souvient le jeune homme. Machado de Assis est un immense classique au Brésil, mais le sujet n’avait jamais vraiment été abordé en classe. Cette année-là, le professeur a finalement mentionné sa couleur de peau… mais sans s’attarder sur cet aspect. »
Comment aurait-il pu s’en douter ? Sur la photo officielle de l’auteur, illustrant la plupart de ses livres, Joaquim Maria Machado de Assis a le teint aussi pâle que sa chemise : visage surexposé, cheveux lissés, lèvres masquées par la barbe. « Difficile de trouver sur ce cliché la moindre trace de ses origines africaines ! », remarque André, aujourd’hui âgé de 37 ans, et qui consacre une thèse au grand auteur.
En vérité, le traitement réservé à « Machado » (comme on l’appelle) ne doit rien au hasard : l’écrivain, comme bien d’autres personnalités noires ou métisses, a vu son portrait volontairement « blanchi », résultat d’un racisme odieux à l’œuvre au début du XXe siècle.
Autodidacte de génie
Au Brésil, Machado est un monument national. L’auteur de Dom Casmurro, des Mémoires posthumes de Brás Cubas et de L’Aliéniste fait figure d’écrivain officiel, à la manière d’un Balzac en France, d’un Tolstoï en Russie, ou d’un Dickens outre-Manche. Méconnu à Paris, il est une véritable star aux Etats-Unis, comparé à Kafka et Nabokov, vénéré par Woody Allen, Philip Roth, ou encore Susan Sontag, qui l’a qualifié de « plus grand écrivain ayant jamais vu le jour en Amérique latine ».
L’auteur de légende naît en 1839 dans une famille modeste de Rio de Janeiro, alors capitale de l’empire du Brésil. C’est un métis à la peau sombre, un mulato comme on dit à l’époque. Son père est noir, fils d’esclaves affranchis, et sa mère blanche, issue d’une famille portugaise des Açores. Myope, bègue, épileptique, et surtout noir, il part avec tout un tas de difficultés dans la vie.
Mais peu à peu cet autodidacte de génie parvient à s’élever. Son premier roman, Résurrection, publié en 1872, est un succès. Son œuvre, pleine d’ironie et de sous-entendus, dépeint avec mordant les hypocrisies et petites cruautés de la bonne société carioca. A la Belle Epoque, Machado de Assis fait partie du grand monde. Il fonde en 1897 l’Académie brésilienne des lettres.
Lire aussi Au Brésil, la montée en puissance des « afro-bolsonaristes »
Lire la Suite => LeMonde.fr
Joaquim Maria Machado de Assis2 (Rio de Janeiro, 1839 — ibidem, 1908) est un écrivain et journaliste brésilien, considéré par beaucoup de critiques, d’universitaires, de gens de lettres et de lecteurs comme l’une des grandes figures, sinon la plus grande, de la littérature brésilienne.
Issu d’une famille pauvre, Machado vint au monde sur l’une des collines (morros) situées dans la proche banlieue de Rio de Janeiro et qui servaient de domaines de plaisance (chácara) aux nantis de la ville, en l’espèce à une dame de l’aristocratie carioca. Son père, mulâtre, fils d’esclaves affranchis, et sa mère, blanche d’origine portugaise, faisaient partie de la domesticité dudit domaine, mais étaient alphabétisés. À l’issue de sa scolarité, qui se limita à fréquenter l’école primaire publique, en plus de quelques leçons de français dispensées par un prêtre du lieu, Machado vaqua à une série de petits emplois, notamment comme typographe dès l’âge de 13 ans, et plus tard comme réviseur de texte et chroniqueur pour un journal. Autodidacte de nature, il apprit, outre le français, également l’anglais, l’allemand et le grec ancien, et acquit bientôt une culture littéraire considérable. Quoique captivé par le style de vie bohème, et plus encore par la problématique sociale, il s’efforça de s’élever sur l’échelle sociale et finit par entrer dans la fonction publique, obtenant en 1872 un poste au ministère de l’Agriculture, puis au ministère du Commerce, et enfin au ministère des Travaux publics, où il gravit régulièrement les échelons jusqu’à être nommé directeur-général de la comptabilité vers la fin de sa carrière. Il fut par ailleurs, aux côtés de plusieurs de ses confrères, le cofondateur en 1897 de l’Académie brésilienne des lettres, dont il sera élu à l’unanimité le premier président.
Parallèlement à son parcours de fonctionnaire, il mena une intense carrière littéraire, acquérant, par de premières poésies et des chroniques publiées dans des journaux et des revues, une notoriété précoce, qui ne cessa de croître par la suite, faisant de lui de son vivant l’un des écrivains les plus fêtés et les plus prestigieux, même si l’accueil que lui réservèrent certains de ses contemporains fut parfois mitigé ; ses obsèques, auxquelles assista une foule nombreuse, furent comparées avec celles de Victor Hugo. Pratiquant quasiment tous les genres littéraires, il assista en spectateur aux mutations les plus diverses survenues au Brésil et dans le monde à la fin du XIXe et au début XXe siècles — il fut témoin ainsi de l’abolition de esclavage dans son pays et du bouleversement politique que représenta pour le Brésil la proclamation de la république, en lieu et place de la monarchie impériale —, et se fera le grand rapporteur et commentateur des événements politiques et sociaux de son époque. Sa vaste œuvre se compose de dix romans, d’autant de pièces de théâtre, de douzaines de nouvelles, de cinq recueils de poèmes et sonnets, d’articles et d’essais littéraires, et de plus de six cents chroniques. Il est d’usage de subdiviser sa production littéraire en deux phases distinctes. La première comprend des œuvres telles que les romans Ressurreição, A Mão e a Luva, Helena et Iaiá Garcia, récits assez mièvres, encore tout imprégnés de l’esprit hérité du romantisme (quoique moins emphatiques et plus sobres de style que ceux de ses confrères écrivains), et marqués — comme aime à le dire la critique moderne — par le conventionnalisme, avec certes çà et là une esquisse de caractère de bonne tenue. La parution en 1881 de son roman Mémoires posthumes de Brás Cubas, d’un esprit et d’une facture tout différents, marque le début de sa deuxième phase, ou phase réaliste (dite aussi « de la maturité ») et fait de Machado de Assis l’introducteur du réalisme au Brésil. Ce roman forme avec Quincas Borba et Dom Casmurro ce qu’il est convenu d’appeler sa Trilogie réaliste, généralement considérée comme son chef-d’œuvre. Les créations de la deuxième phase, à laquelle appartiennent encore Esaü et Jacob et Memorial de Aires, si elles ne sont pas encore totalement exemptes de quelques résidus romantiques, se caractérisent par une forme plus déliée (composition fragmentaire, structuration en courts chapitres, intertextualité, métalangage, etc.) d’une part, et par leur ironie et leur tonalité pessimiste, voire acrimonieuse, d’autre part ; sous le rapport de la thématique, la démarcation entre les deux phases apparaît moins rigoureuse. Quant à son activité de chroniqueur journalistique, jamais interrompue et prolifique, elle traverse toute sa carrière d’écrivain ; ses billets hebdomadaires, où l’auteur ne s’embarrassait guère des conventionnalismes et abordait avec franchise toutes sortes de questions sociales — se félicitant p. ex. de l’abolition de l’esclavage et prenant parti pour les Conselheiristes dans le conflit de Canudos alors en gestation — sont là pour démentir les accusations, portées contre lui après sa mort, de retranchement hautain et de reniement de ses origines.
On s’est interrogé sur les causes (externes ou autres) de cette rupture apparente dans sa trajectoire d’écrivain au début de la décennie 1880 ; Machado lui-même, peu expansif et d’une discrétion et retenue fort peu brésiliennes (ce dont certains lui tenaient rigueur), n’eut garde de donner le moindre indice à ce sujet. Cependant, certains commentateurs, en particulier Willemsen, ont noté que le Machado nouveau était déjà présent de façon latente, sinon ouvertement, dans quelques-unes de ses œuvres antérieures et que le ton du critique s’écoutant se commenter lui-même, et qui sans cesse se préoccupe du problème de l’écriture, c’est-à-dire ce en quoi réside l’une des principales causes de la modernité de Machado, a caractérisé d’emblée le Machado chroniqueur ; Willemsen conclut que, si revirement il y eut dans le parcours littéraire de Machado, ce n’est pas dans le sens où il serait devenu subitement un autre, mais au contraire où il serait enfin devenu lui-même, après s’être affranchi du conventionnalisme évoqué ci-haut. Du reste, son scepticisme et éclectisme fonciers, sa méfiance vis-à-vis des dogmatismes et des systématisations en toute matière, et de tous les enthousiasmes en général, visaient aussi les thèses et les impératifs de l’école réaliste, ce qui lui valut de la part des tenants de l’orthodoxie tainienne et déterministe de ladite école, tels que Sílvio Romero, une hostilité durable.
Grâce en particulier à son innovation littéraire et à son audace notamment en matière de thématique sociale, son œuvre est d’importance fondamentale pour l’évolution ultérieure de la littérature brésilienne aux XIXe et XXe siècles et sera une source d’influence majeure pour des auteurs tels que Olavo Bilac, Lima Barreto, Drummond de Andrade, et, au-delà des frontières du Brésil, pour John Barth, Donald Barthelme et d’autres. Le fait que le principal prix littéraire du Brésil a été baptisé à son nom atteste de sa consécration et de son prestige pérenne ; néanmoins, son nom reste encore relativement peu connu en-dehors de l’aire lusophone.