— Par Sabine Cessou —
La troisième édition des Ateliers de la pensée, du 30 octobre au 2 novembre à Dakar, a porté sur le « basculement des mondes et les pratiques de dévulnérabilisation ». Scruter le présent et l’avenir du monde à partir de l’Afrique, tel est le pari de cette initiative, qui a passionné cette année.
La troisième édition des Ateliers de la pensée, organisée par Felwine Sarr et Achille Mbembe, a franchi un cap. La rencontre ne s’est pas seulement professionnalisée et ouverte, avec des sessions diffusées sur YouTube via la page Facebook de la rencontre et regardées aux quatre coins du monde ; le rendez-vous biennal des intellectuels de l’Afrique francophone et sa diaspora a fait le choix de sortir de l’Institut français, un lieu qui avait fait polémique lors de sa première édition en 2016, pour s’installer au tout nouveau Musée des civilisations d’Afrique noire.
Les Ateliers, ouverts au public, se sont élargis à de nouvelles figures, pas encore anglophones, permettant de mettre en valeur les travaux de Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste exerçant à Alger et Paris, auteure du Trauma colonial (La Découverte, 2018), le spécialiste camerounais de la psychiatrie transculturelle Parfait Akana, qui a évoqué les « encombrements humains » désignant les lépreux à Dakar dans les années 1970, l’anthropologue gabonais Joseph Tonda, ou encore la militante associative burundaise Aline Ndenzako.
Le témoignage de cette dernière sur la situation au Burundi, dans un panel consacré aux « génocides, crimes de masse, extrémisme religieux violent et résilience », ponctuée d’un élément sonore anonyme reçu la veille du Burundi, évoquant le terme de « travail » pour désigner de possibles massacres à grande échelle, comme au Rwanda de 1994, a poussé les Ateliers à se clore sur une déclaration politique. Un appel a été lancé à l’Union africaine (UA) pour que « toutes les mesures préventives possibles » soient prises.
Des artistes et des membres de la diaspora
Nombre d’artistes ont été invités pour enrichir de leur pratique et réflexion les Ateliers, comme le poète haïtien Rodney Saint-Éloi, les plasticiens Kader Attia et Sammy Baloji, les cinéastes Angèle Diabang et Mati Diop, ainsi que le dramaturge rwandais Dorcy Rugamba, dont la contribution sur « les grands crimes se tiennent par la main » a fait le lien entre une longue histoire de violence coloniale et les génocides du XXe siècle.
Tous ont contribué à donner une épaisseur particulière au forum, de même que des profils non académiques comme Fadel Barro, l’un des leaders du mouvement citoyen Y’en a marre, qui s’est questionné sur le renouvellement de la classe politique.
En outre, de nombreuses personnalités de la diaspora ont fait le déplacement, comme Christiane Taubira,Lilian Thuram, Rokhaya Diallo et Rama Yade. Cette dernière, invitée en tant que professeure à Science Po et membre d’un think tank américain, s’est quelque peu ridiculisée lors de la nuit de la pensée, organisée à l’Institut français à la clôture des Ateliers, dans une contribution qui parlait plus de sa personne que de son sujet.
Le panel dans lequel elle s’est exprimée, composé du patron de Mediapart Edwy Plenel et Christiane Taubira, a par ailleurs été jugé « trop français » par des observateurs dakarois, plus enclins à décocher des flèches de loin, sur les réseaux sociaux, qu’à se déplacer pour écouter les panélistes. Ce panel devait être plus inclusif et compter des invités américains, qui ont décliné.
En dehors de ces péripéties, un énorme travail de fond a été fait. De grandes thématiques ont été balayées, cherchant à chaque fois des propositions concrètes pour renforcer les sociétés africaines, dont Achille Mbembe a noté l’inventaire, pour la prochaine édition du livre qui sera tiré des Ateliers. Des panels pointus, notamment sur les « réparations, résilience et dévulnérabilisation », « les chemins imprévisibles de l’histoire » ou un « monde commun à inventer » ont donné lieu à de mémorables contributions.
Yala Nadia Kisukidi, philosophe, a évoqué sous forme de conte le vote « fictif » organisé à Béni, une ville de République démocratique du Congo (RDC) privée du droit de vote lors de la dernière présidentielle. Le jeune romancier sénégalais Mbougar Sarr a évoqué sa place et son sentiment de solitude, en tant qu’écrivain dans sa société, tiraillée entre le passé et l’avenir, dans une brillante contribution.
Le vibrant discours de Christiane Taubira
Christiane Taubira, ancienne ministre française de la Justice, a suscité une longue standing ovation à la fin de son vibrant discours sur la question des réparations pour la traite et l’esclavage, le 31 octobre. Un discours d’autant plus important sur le plan symbolique qu’il a été fait à Dakar, où Nicolas Sarkozy s’était permis de dire en 2007 que les Africains n’étaient « pas entrés dans l’histoire ».
« Nulle réparation matérielle n’effacera un crime si grand que l’esclavage ou la colonisation », écrivait en 2017 Christiane Taubira dans sa préface à un article de Ta-Nehisi Coates pour la revue The Atlantic, Le Procès de l’Amérique, Plaidoyer pour une réparation. Au cœur de son discours, cette affirmation :
« La seule réparation a été assurée par celles et ceux qui ont subi. Franz Fanon le disait, il n’y a pas de démarche plus stérile que celle qui consiste pour un opprimé à en appeler au cœur de l’oppresseur. Soyons clairs, n’en appelons pas à la compassion, à la sympathie. Il nous faut d’abord nous mettre ensemble pour porter toutes les tragédies humaines. Elles nous concernent au premier chef. Faire du passé de l’histoire relève de notre responsabilité collective. »
« Ces personnes (les descendants d’esclaves, NDLR) ont aimé, chanté, dansé, parce que c’était la victoire suprême de l’humain. Pour reprendre le mot de l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich : « Nous aussi, nous aimons la vie, quand nous en avons les moyens. » Alors la réparation… Qui répare qui ? Nous réparons, parce que nous nous sommes donné les moyens d’aimer la vie et de vivre la vie. Parce que nous avons sublimé le malheur suprême, total, absolu. »
« Je le dis sereinement : nous sommes les survivants obstinés, opiniâtres, pugnaces et surtout des résilients magnifiques. Du malheur, nous avons fait un puits d’empathie et une puissance créatrice. Nous sommes capables, parce que nous sommes déjà réparés, de réparer le monde, les mondes, et de réparer ceux qui ont besoin de se réparer. »
Au premier rang, l’ancien footballeur français Lilian Thuram a versé des larmes. « J’ai été très ému, confie-t-il. Pour que cette violence portée par l’histoire s’arrête, il faut avoir le courage de regarder ce qu’elle a entraîné tout au long des siècles. C’est exactement le sens de mon travail personnel. Tout comme les femmes doivent montrer aux hommes la violence de leur domination, il faut dire ces choses que certains ne veulent pas entendre, ou dont certains se sentent coupables, alors qu’il y a juste un constat à faire. »
À la recherche de nouveaux concepts
« C’est l’un discours les plus puissants qu’il m’ait été donné d’écouter, a réagi Achille Mbembe. Christiane Taubira a expliqué en quoi l’expérience noire, africaine et diasporique, dans sa tragédie, parle à l’humanité en général. L’Afrique et ses diasporas ont quelque chose d’éminent à apporter au monde, ne serait-ce que parce qu’elles ont fait l’expérience des extrêmes. À mesure que notre monde entre dans l’âge des extrêmes, avec la catastrophe écologique, il faut apprendre à créer la vie là où l’on pense que tout est invivable. L’objectif des Ateliers de la pensée est de relire l’avenir de notre monde à partir de cette expérience. »
Si le discours de Christiane Taubira a été le point d’orgue des quatre jours de rencontres, elles ne se limitent pas à lui, loin s’en faut. Ponctués d’une représentation théâtrale et d’un concert de Rokia Traoré sur l’histoire du Mandé, les Ateliers de la pensée représentent pour le philosophe sénégalais Bado Ndoye « un foisonnement et la plateforme qui nous manquait, un lieu d’échange et de production d’idées pour penser notre place dans le monde et envisager des perspectives nouvelles, à une période de grande rupture ».
« Les outils intellectuels deviennent obsolètes, il faut reconsidérer les choses. Le marxisme par exemple n’est pas obsolète, mais nous sommes en train de vivre des crises qui sont très éloignées des concepts de Marx. Sur le climat, il nous faut inventer de nouveaux concepts comme les biens communs, sur lesquels l’Afrique a quelque chose à apporter. »
Les questions africaines sont planétaires
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne, évoquant les grands défis de l’Afrique, a abordé la question de la…
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